De la rue principale, on entendait des cris et des sirènes. Des véhicules d’urgence affluaient.
C’était le chaos total.
C’était la Nuit noire.
Vendredi 21 septembre 2012. Le jour où tout bascula.
Jusque-là, tout allait bien. Dans ma vie professionnelle et dans ma vie amoureuse avec Mark. J’étais inspectrice au commissariat du 55 edistrict. Mark, avocat dans le cabinet de mon père, développait avec succès une clientèle d’affaires qui lui assurait d’importants revenus. Nous nous aimions. Nous étions un couple heureux. Au travail et à la maison. Des jeunes mariés heureux. J’avais même l’impression que nous étions plus heureux et épanouis que la plupart des autres couples que nous connaissions et auxquels je me comparais souvent.
Je crois que le premier écueil dans notre relation fut mon changement d’affectation au sein de la police. Ayant rapidement fait mes preuves sur le terrain, je fus proposée par mes supérieurs pour rejoindre en qualité de négociatrice une unité d’intervention en cas de prise d’otages. Je réussis brillamment les tests pour ce nouveau poste.
Mark ne comprit d’abord pas très bien ce qu’impliquait ma nouvelle affectation. Jusqu’à ce que je passe malgré moi à la télévision, lors d’une prise d’otages dans un supermarché du Queens au début de l’année 2012. On me vit à l’écran dans ma tenue noire, harnachée de mon gilet pare-balles, un casque balistique entre les mains. Les images firent le tour de la famille et de nos amis.
— Je croyais que tu étais négociatrice, dit Mark, effaré, après avoir regardé la séquence en boucle.
— C’est le cas, lui assurai-je.
— À voir ta tenue, on croirait que tu es plus dans l’action que dans la réflexion.
— Mark, c’est une unité qui gère des prises d’otages. On ne fait pas du yoga pour régler ce genre de problèmes.
Il resta silencieux un moment, tracassé. Se servit un verre, fuma quelques cigarettes, puis vint me prévenir :
— Je ne sais pas si je pourrai supporter que tu fasses ce boulot.
— Tu connaissais les risques de mon métier en m’épousant, lui rappelai-je.
— Non, quand je t’ai connue, tu étais inspectrice. Tu ne faisais pas ce genre d’idioties.
— Des idioties ? Mark, je sauve des vies.
Les tensions s’aggravèrent après qu’un détraqué abattit à bout portant deux policiers qui buvaient un café dans leur voiture, garée dans une rue de Brooklyn, la fenêtre ouverte.
Mark était inquiet. Quand je partais le matin, il me disait : « J’espère que je te retrouverai ce soir. » Les mois s’écoulèrent. Peu à peu, les allusions ne suffirent plus : Mark se montra plus insistant et en vint à me suggérer une reconversion professionnelle.
— Pourquoi tu ne viendrais pas travailler avec moi au cabinet d’avocats, Anna ? Tu pourrais m’aider sur les gros dossiers.
— T’aider ? Tu voudrais que je sois ton assistante ? Tu penses que je ne suis pas capable d’avoir mes propres dossiers ? Dois-je te rappeler que je suis avocate diplômée, comme toi ?
— Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit. Mais je pense que tu devrais penser plus loin que ton futur immédiat, et envisager un travail à temps partiel.
— Partiel ? Pourquoi un temps partiel ?
— Anna, quand on aura des enfants, tu ne vas quand même pas passer tes journées loin d’eux ?
Mark avait des parents carriéristes qui s’étaient très peu occupés de lui lorsqu’il était enfant. Il en avait gardé une blessure qu’il réparait en travaillant d’arrache-pied dans l’idée de subvenir seul aux besoins du ménage et de permettre à sa femme de rester à la maison.
— Je ne serai jamais une femme au foyer, Mark. Ça aussi, tu le savais avant de m’épouser.
— Mais tu n’as plus besoin de travailler, Anna, je gagne suffisamment d’argent !
— J’aime mon métier, Mark. Je regrette que ça te déplaise tant.
— Promets-moi au moins d’y réfléchir.
— C’est non, Mark ! Mais ne t’inquiète pas, nous ne serons pas comme tes parents.
— Ne mêle pas mes parents à ça, Anna !
Lui pourtant y mêla mon père en se confiant à lui. Et ce dernier m’en parla un jour que nous nous retrouvions tous les deux. C’était ce fameux vendredi 21 septembre. Je me souviens que c’était une magnifique journée d’été indien : un soleil éclatant inondait New York, le thermomètre dépassait les vingt degrés Celsius. Je ne travaillais pas ce jour-là et je retrouvai mon père pour déjeuner sur la terrasse d’un petit restaurant italien que nous adorions tous les deux. L’établissement n’était pas proche du cabinet de mon père et je songeai que s’il m’y donnait rendez-vous un jour de semaine, c’est qu’il voulait me parler de quelque chose d’important.
Effectivement, à peine fûmes-nous installés à table qu’il me dit :
— Anna, ma chérie, je sais que tu as des problèmes de couple.
Je manquai de recracher l’eau que j’étais en train de boire.
— On peut savoir qui t’a raconté ça, papa ? demandai-je.
— Ton mari. Il a peur pour toi, tu sais.
— Je faisais déjà ce métier quand il m’a rencontrée, papa.
— Alors, tu vas tout sacrifier pour ton boulot de flic ?
— J’adore mon travail. Est-ce que quelqu’un peut respecter cela ?
— Tu risques ta peau tous les jours !
— Mais enfin, papa, je peux aussi bien mourir happée par un bus en sortant de ce restaurant.
— Ne joue pas sur les mots, Anna. Mark est un garçon fantastique, ne fais pas l’idiote avec lui.
Le soir même, Mark et moi eûmes une violente dispute.
— Je ne peux pas croire que tu sois allé pleurnicher auprès de mon père ! lui reprochai-je, furieuse. Nos histoires de couple ne concernent personne d’autre que nous !
— J’espérais que ton père pourrait te raisonner. Il est la seule personne à avoir un peu d’influence sur toi. Mais au fond, tu ne penses à rien d’autre qu’à ton petit bonheur à toi. Tu es tellement égoïste, Anna.
— J’aime mon métier, Mark ! Je suis une bonne policière ! Est-ce si difficile à comprendre ?
— Et toi, est-ce que tu peux comprendre que je n’en peux plus d’avoir peur pour toi ? De tressaillir quand ton téléphone sonne au milieu de la nuit et que tu disparais pour une urgence ?
— Ne sois pas de mauvaise foi : ça n’arrive vraiment pas si souvent.
— Mais ça arrive. Franchement, Anna, c’est trop dangereux ! Ce n’est plus un métier pour toi !
— Et comment sais-tu ce qui est un métier pour moi ?
— Je le sais, c’est tout.
— Je me demande comment tu peux être aussi con…
— Ton père est d’accord avec moi !
— Mais je ne me suis pas mariée avec mon père, Mark ! Je me fous de ce qu’il pense !
Mon téléphone sonna à cet instant. Je vis sur l’écran que c’était mon chef. À une heure pareille, ce ne pouvait être qu’une urgence et Mark le comprit aussitôt.
— Anna, s’il te plaît, ne prends pas cet appel.
— Mark, c’est mon chef.
— Tu es en congé.
— Justement, Mark. S’il appelle, c’est que c’est important.
— Mais bordel, tu n’es pas la seule flic de cette ville, non ?
J’eus un instant d’hésitation. Puis je répondis.
— Anna, me dit mon chef à l’autre bout du fil, il y a une prise d’otages dans une bijouterie à l’angle de Madison Avenue et de la 57 eRue. Le quartier est bouclé. On a besoin d’une négociatrice.
— Très bien, dis-je en notant l’adresse sur un morceau de papier. Comment s’appelle la bijouterie ?
— Bijouterie Sabar.
Je raccrochai et j’attrapai mon sac avec mes affaires, toujours prêt à côté de la porte. Je voulus embrasser Mark mais il avait disparu dans la cuisine. Je soupirai tristement, et m’en allai. En sortant de notre maison, je vis nos voisins, par la fenêtre de leur salle à manger, qui terminaient de dîner. Ils avaient l’air heureux. Pour la première fois, je songeai que les autres couples étaient sans doute plus épanouis que le nôtre.
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