La chambre était dans un ordre parfait. En pénétrant à l’intérieur, sous le regard soupçonneux du directeur, Michael ne vit aucun document. Pas un livre, pas une feuille de notes. Rien. Il vérifia le bureau, les tiroirs et même la table de nuit. Mais il n’y avait rien. Il jeta un coup d’œil dans la salle de bains. « Je ne crois pas que monsieur Harvey range ses cahiers dans la salle de bains », lui fit remarquer le directeur, agacé.
— Il n’y a rien dans la chambre de Harvey, nous informa Michael en nous retrouvant dans le foyer du Grand Théâtre, après avoir passé les interminables contrôles de sécurité.
Il était 19 heures 30. La pièce allait débuter dans une demi-heure. Nous n’avions pas réussi à doubler Harvey. Nous allions devoir apprendre le nom du meurtrier de la bouche de ses acteurs, comme tous les autres spectateurs. Et nous étions inquiets de savoir comment le meurtrier, s’il était dans la salle, allait réagir.
*
19 heures 58. Dans les coulisses du théâtre, à quelques minutes de monter sur les planches, Harvey avait réuni ses acteurs dans le couloir qui menait des loges à la scène. Face à lui se tenaient Charlotte Brown, Dakota et Jerry Eden, Samuel Padalin, Ron Gulliver, Meta Ostrovski, Steven Bergdorf et Alice Filmore.
— Mes amis, leur dit-il, j’espère que vous êtes prêts à découvrir le frisson de la gloire et du triomphe. Votre prestation, absolument unique dans toute l’histoire du théâtre, va bouleverser la nation tout entière.
*
20 heures.
La salle fut plongée dans le noir. Le brouhaha des spectateurs cessa aussitôt. La tension était palpable. Le spectacle allait commencer. Derek, Anna et moi nous tenions au dernier rang, debout, chacun à l’une des portes de la salle.
Le maire Brown apparut sur scène pour son discours d’ouverture. Je repensai à l’arrêt sur image de la vidéo de cette même séquence, mais vingt ans plus tôt, que Stephanie Mailer avait entourée d’un coup de feutre.
Après quelques propos convenus, le maire conclut son discours par « C’est un festival qui va marquer les mémoires. Que le spectacle commence ». Il descendit de scène pour s’asseoir au premier rang. Le rideau se leva. Le public frissonna.
Sur scène, Samuel Padalin, qui joue le mort, et à côté, Jerry en policier. Dans un coin, Steven et Alice, chacun un volant entre les mains, jouent les automobilistes excédés. Dakota avance doucement. Harvey annonce alors :
C’est une nuit sinistre. Il pleut. Sur une route de campagne, la circulation est paralysée : un gigantesque embouteillage s’est formé. Les automobilistes, exaspérés, klaxonnent rageusement.
On ne peut pas les entendre, mais tout en mimant des coups donnés sur leur klaxon, Steven et Alice se disputent. « Alice, tu dois avorter ! — Jamais, Steven ! C’est ton enfant et tu devras assumer. »
Harvey continue :
Une jeune femme, marchant sur le bas-côté, remonte la file des voitures immobiles.
LA JEUNE FEMME (Dakota) : Qu’est-ce qui se passe ?
LE POLICIER (Jerry) : Un homme mort. Accident de moto tragique.
LA JEUNE FEMME : Accident de moto ?
LE POLICIER : Oui, il a percuté un arbre à pleine vitesse. Il n’en reste que de la bouillie.
Le public est médusé. Puis Harvey hurle : « La Danse des morts ! » Et tous les acteurs s’écrient : « La Danse des morts ! La Danse des morts ! » Ostrovski et Ron Gulliver apparaissent en slip et le public éclate de rire.
Gulliver tient son carcajou empaillé contre lui et déclame : « Carcajou, mon beau carcajou, sauve-nous de la fin si proche ! » Il embrasse l’animal et se jette au sol. Ostrovski, ouvrant grand les bras, et essayant surtout de ne pas se laisser déconcentrer par les rires du public qui le troublent, déclame alors :
Dies iræ, dies illa,
Solvet sæclum in favílla !
C’est à cet instant que je m’aperçus qu’Harvey n’avait pas ses feuilles en main. Je rejoignis Derek.
— Harvey avait dit qu’il donnerait ses feuillets aux acteurs au fur et à mesure, mais il n’a rien en main.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
Tandis que sur scène démarrait la séquence dans le Club où Charlotte chante, Derek et moi nous précipitâmes aussitôt hors de la salle pour rejoindre les coulisses. Nous trouvâmes la loge de Harvey, elle était fermée à clé. Nous l’ouvrîmes d’un coup de pied. Sur une table, nous vîmes aussitôt le dossier de police, mais surtout sa fameuse pile de feuilles. Nous fîmes défiler les pages. Il y avait bien les premières scènes qui venaient d’être jouées, puis venait, après celle du bar, une apparition de Meghan, seule, qui déclarait :
L’heure de vérité est venue. Le nom de l’assassin est…
La phrase s’arrêtait sur trois points de suspension. Il n’y avait plus rien ensuite. Que des pages blanches. Derek, après un instant de stupéfaction, s’écria soudain :
— Oh, mon Dieu, Jesse, tu avais raison ! Harvey n’a aucune idée sur l’identité de l’assassin : il attend qu’il se démasque lui-même en interrompant le spectacle.
Au même instant, Dakota s’avançait seule sur la scène. Elle annonça alors d’un ton prophétique : « L’heure de vérité est venue. »
Derek et moi nous précipitâmes hors de la loge : il fallait arrêter le spectacle avant qu’il ne se passe quelque chose de grave. Mais il était trop tard. La salle était plongée dans l’obscurité totale. La nuit noire. Seule la scène était éclairée. Alors que nous arrivions à hauteur de la scène, Dakota commençait sa phrase : « Le nom de l’assassin est… »
Soudain deux coups de feu retentirent. Dakota s’effondra au sol.
La foule se mit à hurler. Derek et moi dégainâmes nos armes et nous précipitâmes sur la scène en hurlant à la radio : « Coup de feu, coup de feu ! » Les lumières de la salle s’allumèrent, une scène de panique générale éclata. Les spectateurs, terrifiés, essayaient de fuir par tous les moyens. C’était une cohue totale. Nous n’avions pas vu le tireur. Anna non plus. Et nous ne pouvions plus arrêter ce flot humain qui se déversait par les issues de secours. Le tireur s’était mêlé à la foule. Il était peut-être déjà loin.
Dakota gisait au sol, prise de convulsions, il y avait du sang partout. Jerry, Charlotte et Michael s’étaient précipités autour d’elle. Jerry hurlait. J’appuyai sur ses plaies pour freiner l’hémorragie, tandis que Derek s’époumonait à la radio : « On a un blessé par balles ! Envoyez des secours sur la scène ! »
Le flot de spectateurs se déversa dans la rue principale, déclenchant un gigantesque mouvement de panique que la police ne pouvait pas contenir. Les gens hurlaient. On parlait d’un attentat.
Steven courut avec Alice jusqu’à se retrouver dans un petit parc désert. Ils s’y arrêtèrent pour reprendre leur souffle.
— Mais que s’est-il passé ? demanda Alice, paniquée.
— Je n’en sais rien, répondit Steven.
Alice observa la rue. Il n’y avait personne. Tout était désert. Ils avaient couru longtemps. Steven comprit que c’était le moment ou jamais. Alice lui tournait le dos. Il ramassa une pierre par terre et asséna un coup d’une violence inouïe sur le crâne d’Alice, qui se brisa aussitôt. Elle s’écroula par terre. Morte.
Steven, terrifié par ce qu’il venait de faire, lâcha la pierre et recula, contemplant le corps inerte. Il eut envie de vomir. Il observa autour de lui, paniqué. Il n’y avait personne. On ne l’avait pas vu. Il traîna le corps d’Alice dans un fourré et s’enfuit à toutes jambes en direction du Palace du Lac.
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