Dakota, enfermée dans la salle de bains, pleurait toutes les larmes de son corps, tandis que son père, derrière la porte, essayait de la calmer. « Dans le rôle-titre de la pièce, Dakota Eden, fille de Jerry Eden, le président de Channel 14, qui a poussé l’année dernière l’une de ses camarades de classe au suicide, après l’avoir harcelée sur Facebook. »
Dans la suite d’à côté, Steven Bergdorf tambourinait lui aussi à la porte de la salle de bains.
— Ouvre-moi, Alice ! Est-ce que c’est toi qui as parlé au New York Times ? Évidemment que c’est toi ! Comment auraient-ils pu savoir que le directeur de la Revue des lettres new-yorkaises trompe sa femme ? Alice, ouvre cette porte maintenant ! Il faut que tu arranges ça. J’ai eu ma femme au téléphone tout à l’heure, elle est hystérique, il faut que tu lui parles, que tu fasses quelque chose, je ne sais pas quoi, mais sors-moi de cette merde, NOM DE DIEU !
La porte s’ouvrit soudain et Bergdorf manqua de tomber par terre.
— Ta femme ! hurla Alice en larmes. Ta femme ? Mais va te faire foutre avec ta femme !
Elle lui lança un objet au visage avant de crier :
— Je suis enceinte de toi, Steven ! Est-ce que je dois le dire aussi à ta femme ?
Steven ramassa l’objet. C’était un test de grossesse. Il resta effaré. Ce n’était pas possible ! Comment avait-il pu en arriver là ? Il fallait que tout ceci s’arrête. Il devait faire ce qu’il avait prévu en arrivant ici. Il devait la tuer.
*
Après notre passage à la mairie, nous retournâmes à notre bureau de la salle des archives de l’ Orphea Chronicle . Nous consultâmes tous les éléments récoltés et collés contre les murs. Derek, soudain, détacha l’article sur lequel Stephanie avait écrit au feutre rouge : Ce qui était sous nos yeux et que personne n’a vu.
Il répéta à haute voix « Qu’est-ce qui est sous nos yeux et que nous ne voyons pas ? » Il regarda la photographie illustrant l’article. Puis il dit : « Allons là-bas. »
Dix minutes plus tard, nous étions à Penfield Crescent, là où tout avait commencé vingt ans plus tôt, le soir du 30 juillet 1994. Nous nous garâmes dans la rue tranquille et observâmes pendant un long moment la maison qui avait été celle des Gordon. Nous la comparâmes avec la photographie de l’article : rien ne semblait avoir changé depuis 1994, si ce n’est la peinture des maisons de la rue qui avait été rafraîchie.
Les nouveaux propriétaires de la maison de la famille Gordon étaient un couple sympathique, aujourd’hui à la retraite, qui l’avait achetée en 1997.
— Nous savions évidemment ce qui s’était passé ici, nous expliqua le mari. Je ne vous cache pas que nous avons beaucoup hésité, mais le prix était très attractif. Nous n’aurions jamais eu les moyens d’acheter une maison de cette taille s’il avait fallu payer le prix fort. C’était une occasion à saisir.
Je demandai alors au mari :
— L’aménagement de la maison est-il aujourd’hui tel qu’à l’époque ?
— Oui, capitaine, me répondit-il. Nous avons refait entièrement la cuisine, mais la disposition des pièces était exactement comme vous les voyez.
— Est-ce que vous nous autorisez à faire un tour ?
— Je vous en prie.
Nous commençâmes par l’entrée, suivant la reconstitution du dossier de police. Anna lut le rapport.
— Le meurtrier fracasse la porte d’un coup de pied, dit-elle. Il tombe sur Leslie Gordon dans ce couloir et il l’abat, puis se tourne sur sa droite et voit le fils dans cette pièce qui sert de salon et lui tire dessus. Puis il se dirige vers la cuisine où il abat le maire avant de repartir par la porte principale.
Nous refîmes le parcours du salon à la cuisine, puis de la cuisine jusque sur le perron de la maison. Anna reprit :
— Au moment où il sort, il tombe sur Meghan Padalin qui tente de s’enfuir en courant mais reçoit deux balles dans le dos, avant d’être achevée d’une balle dans la tête.
Nous savions à présent que le meurtrier n’était pas venu à bord de la camionnette de Tennenbaum comme nous le pensions, mais soit à bord d’un autre véhicule, soit à pied. Anna regarda encore le jardin et dit soudain :
— Eh bien, quelque chose ne colle pas.
— Qu’est-ce qui ne colle pas ? demandai-je.
— Le meurtrier veut profiter du fait que tout le monde est au festival pour agir. Il se veut invisible, silencieux, furtif. La logique voudrait qu’il rôde autour de la maison, qu’il se glisse dans le jardin, qu’il observe l’intérieur de la maison par une vitre.
— Il l’a peut-être fait, suggéra Derek.
Anna fronça les sourcils.
— Vous m’avez dit que ce jour-là, il y avait une fuite d’une conduite d’arrosage automatique. Tous ceux qui ont mis les pieds sur le gazon ont eu les chaussures trempées. Si le meurtrier était passé par le jardin avant de défoncer la porte, il aurait apporté de l’eau dans la maison. Or le rapport ne mentionne aucune trace de pas humides. Il aurait dû y en avoir, non ?
— C’est un bon point, acquiesça, Derek. Je n’avais pas pensé à ça.
— Et aussi, poursuivit Anna, pourquoi le meurtrier passe-t-il par la porte d’entrée et pas par la porte de la cuisine, à l’arrière de la maison ? C’est une porte vitrée. Une simple vitre. Pourquoi ne pénètre-t-il pas dans la maison par là ? Probablement parce qu’il ignorait l’existence de cette porte vitrée. Son mode opératoire est rapide, violent, brutal. Il a défoncé la porte et massacré tout le monde.
— D’accord, dis-je, mais où veux-tu en venir, Anna ?
— Je ne crois pas que le maire était visé, Jesse. Si le meurtrier avait voulu tuer le maire, pourquoi se ruer sur la porte d’entrée, il avait de meilleures options.
— Tu penses à quoi ? À un cambriolage ? Mais rien n’a été volé.
— Je sais, répondit Anna, mais il y a un détail qui cloche.
Derek réfléchit à son tour et regarda le parc près de la maison. Il s’y dirigea et s’assit sur le gazon. Puis il dit :
— Charlotte Brown a affirmé que, quand elle est arrivée, Meghan Padalin était dans ce parc en train de faire sa gym. On sait par la chronologie des évènements que le meurtrier est arrivé dans cette même rue une minute après qu’elle en est partie. Donc Meghan était toujours dans le parc. Si le meurtrier sort de son véhicule pour aller défoncer la porte des Gordon et les massacrer, pourquoi est-ce que Meghan s’enfuit en direction de la maison ? Ça n’a aucun sens. Elle aurait dû fuir dans l’autre sens.
— Oh, mon Dieu ! m’écriai-je.
Je venais de comprendre. Ce n’était pas la famille Gordon qui était visée en 1994. C’était Meghan Padalin.
Le meurtrier connaissait ses habitudes, il était venu la tuer, elle. Peut-être l’avait-il déjà agressée dans le parc et qu’elle avait tenté de s’enfuir. Il s’était alors posté dans la rue et l’avait abattue. Il était certain que les Gordon étaient absents ce jour-là. Toute la ville était au Grand Théâtre. Mais soudain, il avait vu le fils Gordon à la fenêtre, que Charlotte avait vu, elle aussi, quelques instants plus tôt. Il avait alors défoncé la porte de la maison et il avait massacré tous les témoins.
Voilà ce qui était sous les yeux des enquêteurs depuis le début et que personne n’avait vu : le cadavre de Meghan Padalin, devant la maison. C’était elle qui était visée. Les Gordon étaient des victimes collatérales.
Mi-septembre 1994. Un mois et demi après le quadruple meurtre et un mois avant le drame qui allait nous frapper, Jesse et moi.
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