— Je ne sais pas. Durant les deux ans que ça a duré, sans doute des dizaines. Jeremiah renouvelait souvent son stock de larbins . Il ne voulait pas les utiliser trop longtemps, de peur qu’ils ne soient identifiés par la police. Il aimait brouiller les pistes. Moi, j’avais peur, j’étais déprimée, malheureuse. Je ne savais pas ce qui allait m’arriver. Les filles du parking disaient que celles qui avaient servi d’appât avant moi avaient toutes fini par crever d’overdose ou s’étaient suicidées.
— Une fille du motel nous a parlé d’une altercation entre Costico et un larbin avec qui ça n’avait pas marché en janvier 1994. Un type qui ne voulait pas se laisser faire.
— Oui, je me rappelle à peu près, dit Miranda.
— Nous aurions besoin de retrouver sa trace.
Miranda ouvrit de grands yeux.
— C’était il y a vingt ans, je ne m’en souviens plus très bien. Quel est le lien avec votre enquête ?
— Cet homme aurait aspergé Costico avec une bombe lacrymogène. Or l’homme que nous recherchons serait justement un aficionado de la bombe lacrymogène. J’ai l’impression qu’à ce stade, ça ne peut pas être une coïncidence. Je dois retrouver cet homme.
— Malheureusement, il ne m’a jamais dit son nom et je crains de ne plus me rappeler son visage. C’était il y a vingt ans.
— D’après mes informations, cet homme se serait enflui nu. Est-ce que vous avez remarqué un signe distinctif sur son corps ? Quelque chose qui vous aurait marqué ?
Miranda ferma les yeux, comme pour mieux fouiller sa mémoire. Elle fut soudain frappée par un souvenir.
— Il avait un large tatouage le long des omoplates. Un aigle en vol.
Anna nota aussitôt.
— Merci, Miranda. Voilà une information qui pourrait être très précieuse. J’ai une dernière question.
Elle montra à Miranda des photos du maire Gordon, de Ted Tennenbaum et de Cody Illinois, puis elle s’enquit :
— L’un de ces hommes était-il un larbin ?
— Non, affirma Miranda. Et surtout pas Cody ! Quel homme délicieux c’était.
Anna demanda encore :
— Qu’avez-vous fait après la mort de Jeremiah ?
— J’ai pu rentrer chez mes parents, à New York. J’ai terminé mon lycée, je suis allée à l’université. Je me suis reconstruite peu à peu. Puis j’ai rencontré Michael, quelques années plus tard. C’est grâce à lui que j’ai véritablement retrouvé la force de vivre. C’est un homme hors du commun.
— C’est vrai, acquiesça Anna. Je l’aime beaucoup.
Les deux femmes retournèrent ensuite à Bridgehampton. Au moment où Miranda descendait de voiture, Anna lui demanda :
— Vous êtes sûre que ça va aller ?
— Certaine, merci.
— Miranda, il faudra parler de tout cela à votre mari un jour. Les secrets finissent toujours par être découverts.
— Je sais, acquiesça tristement Miranda.
JESSE ROSENBERG
Vendredi 25 juillet 2014
La veille de la première
Nous étions à vingt-quatre heures de la première. Nous progressions, mais nous étions loin d’avoir bouclé notre enquête. Durant les dernières vingt-quatre heures, nous avions découvert que Jeremiah Fold n’était peut-être pas mort accidentellement, mais qu’il avait pu être assassiné. Les morceaux de pare-chocs et de phares ramassés à l’époque par l’agent spécial Grace étaient désormais entre les mains de la brigade scientifique pour des analyses poussées.
Nous disposions également, grâce au récit de Miranda Bird, dont nous avions promis de garder le secret absolu sur le passé, du signalement de cet homme au tatouage d’aigle sur les omoplates. D’après nos renseignements, ni Ted Tennenbaum, ni le maire Gordon ne portaient un tel tatouage. Et Cody Illinois non plus.
Costico, qui était le seul à pouvoir nous mener à l’homme à la bombe lacrymogène, était introuvable depuis la veille. Ni au Club, ni chez lui. Sa voiture était pourtant garée devant sa maison, sa porte n’était pas fermée à clé, et en pénétrant à l’intérieur, nous avions trouvé la télévision allumée. Comme si Costico était parti de chez lui précipitamment. Ou qu’il lui était arrivé quelque chose.
Et comme si tout cela ne suffisait pas, il nous fallut encore aller prêter main-forte à Michael Bird, accusé par le maire Brown d’avoir transmis des informations sur la pièce au New York Times , qui avait publié un article le matin même dont tout le monde parlait et qui décrivait en termes peu élogieux les membres de la troupe ainsi que la qualité de la pièce.
Brown avait convoqué une réunion d’urgence dans son bureau. Lorsque nous nous y présentâmes, Montagne, le major McKenna et Michael s’y trouvaient déjà.
— Est-ce que vous pouvez m’expliquer ce bordel ? hurlait le maire Brown au visage de ce pauvre Michael tout en agitant un exemplaire du New York Times .
J’intervins.
— Vous vous inquiétez des mauvaises critiques, monsieur le maire ? demandai-je.
— Je m’inquiète que n’importe qui puisse accéder au Grand Théâtre, capitaine ! aboya-t-il. C’est quand même extraordinaire ! Il y a des dizaines de flics qui contrôlent l’accès au bâtiment : comment ce type a-t-il pu s’introduire à l’intérieur ?
— C’est Montagne qui est en charge de la sécurité de la ville désormais, rappela Anna au maire.
— Mon dispositif est très rigoureux, se défendit Montagne.
— Rigoureux, mon œil ! s’agaça Brown.
— Quelqu’un a forcément laissé entrer ce journaliste à l’intérieur, protesta alors Montagne. Peut-être un confrère ? suggéra-t-il en se tournant vers Michael.
— Je n’y suis pour rien ! s’offusqua Michael. Je ne comprends même pas ce que je fais dans ce bureau. Vous m’imaginez ouvrant la porte à un type du New York Times ? Pourquoi saborderais-je mon exclusivité ? J’ai promis de ne rien révéler avant la première, je suis un homme de parole ! Si quelqu’un a introduit ce crétin du New York Times dans la salle, c’est un acteur !
Le major McKenna s’efforça de calmer les esprits :
— Allons, allons, il ne sert à rien de s’écharper. Mais il faut prendre des mesures pour que cela ne se reproduise plus. À partir de ce soir, le Grand Théâtre sera considéré comme zone totalement hermétique. Tous les accès seront bouclés et gardés. Demain matin, fouille complète de la salle avec des chiens détecteurs de bombes. Au moment d’entrer dans le bâtiment demain soir, les spectateurs seront systématiquement fouillés et passés au détecteur de métaux. Y compris les personnes accréditées, et cela inclut les membres de la troupe de théâtre. Faites passer l’information : en dehors de petits sacs à main, les sacs sont strictement interdits. Vous pouvez être rassuré, maire Brown, il ne pourra rien se passer demain soir au Grand Théâtre.
*
Au Palace du Lac, à l’étage totalement sécurisé par la police d’État où se trouvaient les chambres des acteurs, l’agitation était à son comble. Les exemplaires du New York Times étaient passés d’une chambre à l’autre, suscitant des cris de rage et de désespoir.
Dans le couloir, Harvey et Ostrovski en lisaient des passages à haute voix.
— On me traite de maniaque et d’illuminé ! s’offusqua Harvey. Il y est dit que la pièce ne vaut rien ! Comment ont-ils osé me faire ça ?
— Il est écrit que la Danse des morts est une abomination , s’épouvanta Ostrovski. Mais pour qui se prend-il, ce journaliste, à assassiner sans remords le travail d’un honnête artiste ? Ah, c’est facile de critiquer, assis dans son fauteuil ! Qu’il essaie d’écrire une pièce de théâtre, il verra comme c’est un art complexe !
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