Les parents Scalini portèrent plainte.
La police encore. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment pris conscience de ce que j’avais fait. J’avais tué Tara. Les menottes. Le commissariat. La salle d’interrogatoire.
Benjamin Graff, lorsqu’il débarqua, avait perdu de sa superbe. Il était même inquiet. Il disait que le procureur voulait faire un exemple et envoyer un signal fort à ceux qui terrorisaient leurs camarades par Internet. Selon l’approche qui en était faite, l’incitation au suicide pouvait même être considérée comme un homicide.
— Tu pourrais être jugée comme une adulte, me rappela Graff. Si c’est le cas, tu risques sept à quinze ans de prison. À moins de trouver un arrangement avec la famille de Tara et qu’ils retirent leur plainte.
— Un arrangement ? demanda ma mère.
— De l’argent, précisa Graff. En échange de quoi ils renonceraient à poursuivre Dakota en justice. Il n’y aurait pas de procès.
Mon père chargea Graff d’approcher l’avocat des Scalini. Et Graff revint avec leur demande.
— Ils veulent votre maison d’Orphea, expliqua-t-il à mes parents.
— Notre maison ? répéta mon père incrédule.
— Oui, confirma Graff.
— Elle est à eux alors, dit mon père. Appelle son avocat immédiatement et assure-lui que, si les Scalini renoncent aux poursuites, je suis demain à la première heure chez le notaire.
JESSE ROSENBERG
Jeudi 24 juillet 2014
2 jours avant la première
L’ancien agent spécial Grace de l’ATF, qui avait désormais 72 ans, coulait une retraite paisible à Portland, dans l’État du Maine. Quand je l’avais contacté par téléphone, il s’était montré immédiatement intéressé par mon affaire : « Pourrions-nous nous rencontrer ? avait-il demandé. Je dois absolument vous montrer quelque chose. »
Pour nous éviter de devoir rouler jusque dans le Maine, nous convînmes de nous retrouver à mi-chemin à Worcester, dans le Massachusetts. Grace nous donna l’adresse d’un petit restaurant qu’il affectionnait et où nous serions tranquilles. Lorsque nous y arrivâmes, il était déjà attablé devant une pile de pancakes. Il avait minci, son visage s’était ridé, il avait vieilli, mais il n’avait pas beaucoup changé.
— Rosenberg et Scott, les deux terreurs de 1994, sourit Grace en nous voyant. Je m’étais toujours dit que nos chemins se recroiseraient.
Nous nous installâmes face à lui. En le retrouvant, j’avais l’impression de faire un saut dans le passé.
— Alors comme ça, vous vous intéressez à Jeremiah Fold ? demanda-t-il.
Je lui fis un résumé détaillé de la situation, puis il nous dit :
— Comme je vous le disais au téléphone hier, capitaine Rosenberg, Jeremiah était une anguille. Glissant, intouchable, rapide, électrique. Tout ce qu’un flic peut détester.
— Pourquoi est-ce que l’ATF s’intéressait à lui à l’époque ?
— Pour être honnête, on ne s’y intéressait que très indirectement. Pour nous, la vraie grosse affaire, c’était ces stocks d’armes volées à l’armée et revendues dans la région de Ridgesport. Avant de comprendre que tout se passait dans ce bar sportif où nos chemins se sont croisés en 1994, il nous a fallu des mois d’enquête. L’une des pistes envisagées était Jeremiah Fold justement, dont on savait par des informateurs qu’il menait divers trafics. J’ai vite compris que ce n’était pas notre homme, mais les quelques semaines d’observation que nous avions menées sur lui m’avaient laissé pantois : ce gars était un maniaque, redoutablement organisé. On a fini par se désintéresser complètement de lui. Et un matin de juillet 1994, son nom est soudain réapparu.
* * *
Planque de l’ATF, Ridgesport.
Matin du 16 juillet 1994
Il était 7 heures du matin lorsque l’agent Riggs arriva à la planque de l’ATF pour relever Grace qui y avait passé la nuit.
— Je suis passé par la route 16 pour venir ici, dit Riggs, il y a eu un sale accident. Un motard qui s’est tué. Tu ne devineras jamais de qui il s’agit.
— Le motard ? J’en sais rien, répondit Grace, fatigué, qui n’était pas d’humeur à jouer aux devinettes.
— Jeremiah Fold.
L’agent Grace resta stupéfait.
— Jeremiah Fold est mort ?
— Presque. D’après les policiers, il va y rester. Il est dans un état pitoyable. Apparemment, cet idiot roulait sans casque.
Grace était intrigué. Jeremiah Fold était un homme prudent et méticuleux. Pas le genre à se tuer bêtement. Quelque chose ne collait pas. En repartant de la planque, Grace décida de faire un saut sur la route 16. Deux véhicules de la police de l’autoroute et une dépanneuse étaient encore sur place.
— Le gars a perdu le contrôle de sa moto, expliqua l’un des policiers présents à Grace. Il est parti dans le décor et il a percuté un arbre de plein fouet. Il a passé des heures à agoniser. Les ambulanciers ont dit qu’il était foutu.
— Et vous pensez qu’il a perdu le contrôle de sa moto tout seul ? demanda Grace.
— Oui. Il n’y a de traces de freinage à aucun endroit de la route. En quoi ça intéresse l’ATF ?
— Ce gars était un caïd local. Un type méticuleux. Je le vois mal se tuer tout seul.
— En tout cas, pas assez méticuleux pour mettre un casque, considéra le policier, pragmatique. Vous pensez à un règlement de compte ?
— J’en sais rien, répondit Grace. Il y a quelque chose qui me chiffonne, mais je ne sais pas quoi.
— Si on avait voulu tuer ce type, on l’aurait fait. Je veux dire : on l’aurait écrasé, tiré dessus. Là, le gars est resté des heures à agoniser dans le fossé. Si on l’avait trouvé plus tôt, il aurait pu être sauvé. On est loin du crime parfait.
Grace acquiesça et tendit une carte de visite au policier.
— Envoyez-moi une copie de votre rapport, s’il vous plaît.
— Très bien, agent spécial Grace. Comptez sur moi.
Grace passa encore un long moment à inspecter le bord de la route. Les policiers de la brigade de l’autoroute étaient déjà partis lorsque son attention fut attirée par un morceau de plastique mat et quelques éclats transparents, enfouis dans les herbes. Il les ramassa : c’était un morceau de pare-chocs et des éclats de phares.
* * *
— Il y avait juste ces quelques morceaux-là, nous expliqua Grace entre deux bouchées de pancakes. Rien d’autre. Ce qui signifiait que soit ces débris étaient là depuis un moment, soit quelqu’un avait fait le ménage pendant la nuit.
— Quelqu’un qui aurait volontairement percuté Jeremiah Fold ? dit Derek.
— Oui. Ce qui expliquerait qu’il n’y avait pas de traces de freins. Ça a dû faire un sacré choc. La personne au volant a pu ensuite ramasser le gros des pièces pour ne pas laisser de traces, avant de s’enfuir avec une voiture au capot complètement défoncé mais en état de rouler. Après ça, cette personne aura expliqué à son garagiste avoir percuté un cerf pour justifier l’état de la voiture. On ne lui aura pas posé plus de questions.
— Avez-vous creusé cette piste ? demandai-je alors.
— Non, capitaine Rosenberg, me répondit Grace. J’ai appris par la suite que Jeremiah Fold ne mettait pas de casque, il était claustrophobe. Il y avait donc bien quelques exceptions à ses règles de prudence. Et puis, de toute façon, cette histoire n’était pas du ressort de l’ATF. J’avais déjà assez de travail, pour ne pas encore me mêler des accidents de la route. Mais j’ai toujours eu ce doute en moi.
— Donc vous n’avez pas poussé l’enquête plus loin ? s’enquit Derek.
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