— Mais cette Mylla ne se droguait pas ?
— Non. Jamais touché à ces saloperies. C’était une fille intelligente, très bien éduquée, qui s’était retrouvée coincée dans les griffes de Jeremiah. Il la préservait parce qu’il devait en être un peu amoureux. Elle était vraiment belle. Je veux dire, les filles dehors, ce sont des putes. Elle, elle avait quelque chose en plus. Comme une princesse.
— Et comment est-ce qu’elle attrapait les larbins ?
— Elle tapinait sur le bord de la route, les ramenait dans la chambre et là, ils se faisaient piéger par Costico. Vous connaissez Costico ?
— Oui, dit Anna, nous lui avons parlé. Mais je ne comprends pas pourquoi aucun de ces hommes piégés ne s’est rebellé.
— Oh, il fallait voir Costico il y a vingt ans. Un monstre de muscles. Et cruel. Terrible. Incontrôlable parfois. Je l’ai vu en casser des genoux et des bras pour se faire obéir. Un jour il s’est introduit chez un larbin , l’a réveillé dans son lit avec sa femme terrorisée et lui a mis une raclée devant elle. Que voulez-vous que le type fasse ensuite ? Qu’il porte plainte auprès de la police alors qu’il faisait la mule pour du transport de drogue ? Il aurait fini dans un pénitencier fédéral.
— Donc vous laissiez faire ?
— Ce n’est pas mon parking, ni mon motel, se défendit Regina. Et puis, Jeremiah nous foutait la paix. Personne ne voulait avoir d’ennuis avec lui. J’ai vu une seule fois un type remettre Costico à sa place, c’était amusant à voir.
— Que s’est-il passé ?
— C’était en janvier 1994, je m’en souviens car il y avait eu les grandes neiges. Le type sort de la chambre de Mylla, à poil. Il a juste ses clés de bagnole. Costico lui court derrière. Le type ouvre sa portière et sort une bombe lacrymogène. Il arrose Costico qui se met à gueuler comme une fillette. C’était hilarant. Le type monte en voiture, et se tire. À poil ! Dans la neige ! Ah, quelle scène !
Regina rit à cette évocation.
— Une bombe lacrymogène, vous dites ? demandai-je, intrigué.
— Oui, pourquoi ?
— Nous cherchons un homme, peut-être lié à Jeremiah Fold, qui utilise une bombe lacrymogène.
— Ça, mon chou, j’en ai aucune idée. J’ai vu que son cul, c’était il y a vingt ans.
— Un signe distinctif ?
— Un joli cul, sourit Regina. Peut-être que Costico s’en souvient. Le type avait laissé son pantalon avec son portefeuille dans la chambre et j’imagine que Costico ne l’a pas raté.
Je n’insistai pas et demandai alors :
— Qu’est devenue Mylla ?
— À la mort de Jeremiah, elle a disparu. Tant mieux pour elle. J’espère qu’elle s’est refait une vie quelque part.
— Avez-vous une idée de son vrai nom ?
— Pas la moindre.
Anna, qui sentit que Regina ne nous disait pas tout, lui dit :
— Nous avons besoin de parler à cette femme. C’est très important. Il y a un type qui est train de semer la terreur et de tuer des innocents pour protéger son secret. Ce type pourrait être lié à Jeremiah Fold. Comment s’appelait Mylla ? Si vous le savez, il faut nous le dire.
Regina, après nous avoir dévisagés, se leva et s’en alla farfouiller dans une boîte pleine de souvenirs. Elle sortit une vieille coupure de journal.
— J’ai trouvé ça dans la chambre de Mylla après son départ.
Elle nous tendit le morceau de papier. C’était un avis de disparition tiré du New York Times , datant de 1992. La fille d’un homme d’affaires et politicien de Manhattan avait fugué et était introuvable. Elle s’appelait Miranda Davis. Illustrant l’avis, la photo d’une jeune fille de 17 ans, que je reconnus aussitôt. C’était Miranda, la femme de Michael Bird.
Quand j’étais petite, mes parents me disaient qu’il ne fallait pas juger trop vite les gens et qu’il fallait toujours leur laisser une seconde chance. Je me suis efforcée de pardonner à Tara, j’ai tout fait pour remettre en selle notre amitié.
Suite à la crise boursière de 2008, Gerald Scalini, qui avait perdu énormément d’argent, avait dû renoncer à son appartement sur Central Park, à sa maison dans les Hamptons et à son train de vie. Comparés à une grande majorité d’Américains, les Scalini n’étaient pas à plaindre : ils déménagèrent dans un joli appartement de l’Upper East Side, et Gerald s’arrangea pour que Tara puisse rester dans la même école privée, ce qui n’était pas rien. Mais ce n’était plus leur vie d’avant avec chauffeur, cuisinier, et week-end à la campagne.
Gerald Scalini s’efforçait de donner le change, mais la mère de Tara disait à qui voulait l’entendre : « On a tout perdu. Je fais l’esclave maintenant, je dois courir au pressing, puis chercher ma fille à l’école, et faire à manger pour tout le monde. »
À l’été 2009, nous inaugurâmes Le Jardin d’Eden , notre extraordinaire maison à Orphea. Je dis « extraordinaire » sans prétention : il se dégageait de cet endroit un esprit merveilleux. Tout avait été construit et décoré avec goût. Tous les matins de cet été-là, je pris mon petit-déjeuner face à l’océan. Je passais mes journées à lire, et surtout à écrire. Je trouvais que cette maison était une maison d’écrivain comme dans les livres.
Vers la fin de l’été, ma mère me persuada d’inviter Tara à passer quelques jours à Orphea. Je n’en avais aucune envie.
— La pauvre, elle est coincée à New York tout l’été, plaida ma mère.
— Elle n’est pas à plaindre, maman.
— Chérie, il faut savoir partager. Et se montrer patient avec ses amis.
— Elle m’agace, expliquai-je. Elle joue la madame-je-sais-tout.
— Peut-être parce qu’elle se sent menacée, après tout. Il faut cultiver ses amitiés.
— Elle n’est plus mon amie, dis-je.
— Tu connais le dicton : un ami, c’est quelqu’un qu’on connaît bien et qu’on aime quand même. Et puis, tu étais bien contente quand elle t’invitait chez elle à East Hampton.
Je finis par inviter Tara. Ma mère avait raison : nos retrouvailles nous firent du bien. Je retrouvais cette énergie des débuts de notre amitié. Nous passâmes des soirées entières, étendues sur la pelouse, à discuter. Un soir, en pleurs, elle m’avoua avoir manigancé le vol de son ordinateur pour que je sois accusée. Elle m’avoua qu’elle avait été jalouse de mon texte, que cela ne se reproduirait plus, qu’elle m’aimait plus que tout. Elle me supplia de lui pardonner et je lui pardonnai. Toutes ces histoires étaient désormais oubliées.
Notre amitié repartie, les liens entre nos parents, qui s’étaient effilochés en même temps que les nôtres, se renforcèrent à nouveau. Les Scalini furent même invités au Jardin d’Eden pour un week-end, pendant lequel Gerald, toujours aussi insupportable, n’eut de cesse de critiquer les choix de mes parents : « Oh, c’est dommage d’avoir choisi ce matériau ! » ou encore : « Je n’aurais vraiment pas fait ça de cette façon ! » Tara et moi redevînmes inséparables, passant notre temps chez l’une ou chez l’autre. Nous nous remîmes également à écrire ensemble. Cette période coïncida avec ma découverte du théâtre. J’adorais ça : je lisais des pièces avidement. Je songeai même à en écrire une. Tara disait qu’on pourrait essayer de le faire ensemble. Par son travail à Channel 14, mon père recevait des invitations pour toutes les avant-premières. Nous allions donc constamment au théâtre.
Au printemps 2010, mes parents m’offrirent l’ordinateur portable dont j’avais tant rêvé. Je ne pouvais pas être plus heureuse. Je passai tout l’été à écrire, sur la terrasse de notre maison d’Orphea. Mes parents s’en inquiétèrent.
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