— Donc vous aviez une liste avec tous ces types sous votre emprise ?
— Non. Je leur faisais croire que je gardais tout, mais je me débarrassais rapidement de leur porte-monnaie. De même qu’il n’y avait jamais de bandes dans la caméra, pour ne pas risquer de nous incriminer. Jeremiah disait qu’il ne fallait surtout aucune preuve. J’avais mon petit réseau de gars, que je sollicitais par alternance pour ne pas éveiller les soupçons. En tous les cas, une chose est sûre et certaine : votre type, Gordon, il n’a jamais eu affaire de près ou de loin à Jeremiah.
* * *
Au Grand Théâtre, la répétition du jour se passait plutôt mal. Alice faisait une tête d’enterrement, Dakota avait une mine de déterrée.
— Que se passe-t-il ? finit par hurler Kirk Harvey, exaspéré. La première est dans quatre jours et vous me faites l’impression de mollusques cuits. Vous n’êtes pas à votre affaire ! Je vous remplace tous s’il le faut !
Il voulut reprendre la première scène encore une fois, mais Dakota ne suivait pas.
— Dakota, qu’est-ce qui t’arrive ? demanda Harvey.
— Je ne sais pas, Kirk. Je n’y arrive pas.
Elle éclata en sanglots. Elle semblait dépassée.
— Oh, mais quel enfer ! gueula encore Harvey en tournant les pages de son texte. Bon, passons à la scène 2 alors. C’est ta grande scène, Charlotte. J’espère que tu es en forme.
Charlotte Brown, qui attendait sur un siège de la première rangée, rejoignit Kirk sur scène.
— Je suis prête, assura-t-elle. Qu’est-ce que c’est comme scène ?
— Une scène dans un bar, expliqua Harvey. Tu joues une chanteuse.
On installa un nouveau décor : quelques chaises, un rideau rouge au fond. Jerry jouait un client, assis devant la scène en sirotant un cocktail. Samuel Padalin, cette fois, jouait le propriétaire du bar, qui observait sa chanteuse, debout, en retrait.
Une musique de piano-bar se fit entendre.
— Très bien, approuva Harvey. Le décor va bien. Mais il faudra travailler la rapidité du changement. Alors, Charlotte, on te mettra un micro sur pied, tu apparais et tu chantes. Tu chantes comme une déesse, tous les clients du bar sont fous de toi.
— D’accord, acquiesça Charlotte. Mais qu’est-ce que je dois chanter ?
— Voici ton texte, lui dit Harvey, en lui tendant un feuillet.
Charlotte lut et ouvrit de larges yeux incrédules en découvrant le texte. Puis elle hurla :
— « Je suis la putain du maire-adjoint » ? C’est ça ta chanson ?
— Absolument.
— Je ne vais pas chanter ça. Tu es tombé sur la tête ?
— Alors je te chasse, idiote ! répliqua Harvey.
— Je t’interdis de me parler sur ce ton ! lui intima Charlotte. Tu te venges de nous tous, c’est ça ? C’est donc ça, ta prétendue grande pièce ? Tu règles tes comptes d’une vie passée à ressasser tes aigreurs ? Contre Ostrovski, contre Gulliver, contre moi.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, Charlotte !
— La Danse du carcajou ? La Putain du maire-adjoint ? Vraiment ?
— Fous le camp, Charlotte, si tu n’es pas contente !
C’est Michael Bird qui nous prévint de la situation, alors qu’Anna, Derek et moi étions en train de rentrer de Ridgesport. Nous le retrouvâmes à la salle des archives de l’ Orphea Chronicle .
— Charlotte a essayé de convaincre toute la troupe de renoncer à La Nuit noire , nous expliqua Michael. Finalement, il y a eu un vote et tous les autres acteurs ont voulu rester.
— Et Charlotte ? demanda Anna.
— Elle reste aussi. Kirk a accepté d’enlever la phrase « Je suis la putain du maire-adjoint ».
— Ce n’est pas possible, dit Derek. Entre ça et la Danse des morts , on pourrait croire que Kirk Harvey n’a monté cette pièce que pour se venger de ceux qui l’ont humilié à l’époque.
Mais Michael nous montra alors la deuxième scène, discrètement filmée plus tôt dans la journée, dans laquelle Charlotte interprète une chanteuse dont tous les clients sont épris.
— Ça ne peut pas être une coïncidence, s’écria Derek. C’est le Ridge’s Club !
— Le Ridge’s Club ? demanda Michael.
— C’était la boîte que possédait Jeremiah Fold.
L’accident de la route, puis le Club. Tout cela n’était ni une invention, ni un hasard. De surcroît, de ce que nous pouvions voir, le même acteur jouait le cadavre dans la scène 1, puis le patron du bar dans la scène 2.
— La scène 2 est un flash-back, me murmura Derek. Ce personnage, c’est Jeremiah Fold.
— Alors la réponse à l’enquête est vraiment dans cette pièce ? murmura Michael.
— Michael, dis-je alors, je ne sais pas ce qui était en train de se passer mais, surtout, ne quittez pas Harvey d’une semelle.
Nous voulions parler avec Cody du texte de La Nuit noire en vente dans sa librairie en 1994. Anna ne parvenant pas à le joindre sur son téléphone, nous nous rendîmes à son magasin. Mais l’employée nous indiqua qu’elle n’avait pas vu son patron de la journée.
C’était très étrange. Anna suggéra que nous passions à son domicile. En arrivant devant sa maison, elle remarqua immédiatement sa voiture garée devant. Cody devait être chez lui. Pourtant, malgré nos sonneries insistantes, il ne vint pas nous ouvrir la porte. Anna appuya sur la poignée : c’était ouvert. Je ressentis à cet instant une impression de déjà-vu.
Nous pénétrâmes dans la maison. Il régnait un silence glacial. Les lumières étaient allumées alors qu’il faisait grand jour.
C’est dans le salon que nous le découvrîmes.
Effondré contre sa table basse, baignant dans une mare de sang.
Cody avait été assassiné.
Fin novembre 1994. Quatre mois après le quadruple meurtre.
Jesse ne voulait voir personne.
Je passais chez lui tous les jours, je frappais longuement, je le suppliais de m’ouvrir. En vain. J’attendais parfois des heures derrière la porte. Mais il n’y avait rien à faire.
Il finit par me laisser entrer lorsque je menaçai de faire sauter la serrure et que je me mis à bourrer la porte de coups de pied. Je vis alors un fantôme devant moi : sale, les cheveux en bataille, les joues envahies de barbe, le regard noir et lugubre. Son appartement était un capharnaüm.
— Tu veux quoi ? me demanda-t-il d’un ton désagréable.
— M’assurer que tu vas bien, Jesse.
Il éclata d’un rire cynique.
— Je vais bien, Derek, je vais tellement bien ! Je ne me suis jamais porté aussi bien.
Il finit par me chasser de chez lui.
Deux jours plus tard, le major McKenna vint me chercher dans mon bureau.
— Derek, il faut que tu ailles au commissariat du 54 eDistrict, dans le Queens. Ton copain Jesse a fait des siennes, il a été arrêté par la police de New York cette nuit.
— Arrêté ? Mais où ça ? Ça fait des semaines qu’il n’est pas sorti de chez lui.
— Eh bien, il a certainement dû avoir envie de se défouler parce qu’il a saccagé un restaurant en construction. Un endroit appelé La Petite Russie . Ça te dit quelque chose ? Enfin bref, trouve le propriétaire et arrange-moi ce merdier. Et raisonne-le, Derek. Sinon il ne pourra jamais réintégrer la police.
— Je vais m’en occuper, acquiesçai-je.
Le major McKenna me dévisagea.
— Tu as une sale mine, Derek.
— Ça ne va pas fort.
— T’es allé voir la psy ?
Je haussai les épaules.
— Je viens ici machinalement tous les matins, major. Mais je crois que je n’ai plus ma place au sein de la police. Pas après ce qui s’est passé.
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