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Ridgesport, juin 1993. 18 heures
Terrassée par des nausées toute la journée, Virginia était étendue sur le canapé lorsqu’on frappa à la porte de sa maison. Elle pensait que c’était Jeremiah qui s’inquiétait de son état. Elle lui avait laissé un message au Club vingt minutes plus tôt pour lui annoncer qu’elle n’était pas en état de venir chanter ce soir.
— Entre, cria-t-elle, la porte est ouverte.
Le visiteur obéit. Ce n’était pas Jeremiah mais Costico, son homme de main. Une armoire à glace, avec des mains comme des battoirs. Elle le détestait autant qu’elle le redoutait.
— Qu’est-ce que tu fous ici, Costico ? demanda Virginia. Jeremiah n’est pas là.
— Je le sais bien, c’est lui qui m’envoie. Tu dois venir au Club.
— Je ne peux pas, j’ai vomi toute la journée.
— Dépêche-toi, Virginia. Je ne t’ai pas demandé ton avis.
— Costico, regarde-moi, je ne suis pas en état de chanter.
— Bouge-toi, Virginia. Les clients viennent au Club pour t’entendre chanter. Ce n’est pas parce que tu te fais défoncer le cul par Jeremiah que tu as droit à des faveurs.
— Comme tu peux le voir à mon ventre, répliqua Virginia, il ne me prend pas que par-derrière.
— La ferme, lui intima Costico, et ramène-toi ! Je t’attends dans la voiture.
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— Et vous y êtes allée ? demanda Anna.
— Évidemment. Je n’avais pas le choix. Ma grossesse a été un enfer. J’ai été obligée de chanter au Club jusqu’à la veille de mon accouchement.
— Est-ce que Jeremiah vous battait ?
— Non, c’était pire que ça. Et c’était toute la perversité de Jeremiah. Il ne se considérait pas comme un criminel, mais comme « un entrepreneur ». Costico, son homme de main, était « son associé ». L’arrière-salle dans laquelle il faisait ses magouilles s’appelait le bureau . Jeremiah se croyait plus malin que tout le monde. Il disait que, pour être intouchable par la justice, il ne fallait laisser aucune trace. Il n’avait aucun cahier de comptes, possédait une arme légalement et ne donnait jamais d’ordre écrit. Ses extorsions, ses petits trafics de drogue ou d’armes, il les faisait assurer par « le service après-vente ». C’est ainsi qu’il désignait un groupe de quelques larbins qui étaient à sa merci. C’étaient pour l’essentiel des pères de famille, contre lesquels il avait des preuves compromettantes qui pouvaient ruiner leur vie : photographies avec des prostituées dans des positions gênantes, par exemple. En échange de son silence, les larbins devaient lui rendre des services. Il les envoyait récupérer l’argent chez les gens qu’il extorquait, ou effectuer des livraisons de drogues à des dealers et venir chercher sa part ensuite : tout cela était assuré par ces braves types insoupçonnables. Jeremiah n’était jamais en première ligne. Ses larbins venaient ensuite au Club, comme s’ils étaient des clients, et laissaient une enveloppe au barman à l’attention de Jeremiah. Il n’y avait jamais de contacts directs. Le Club servait ensuite de lessiveuse à Jeremiah pour y blanchir tout son argent sale. Là encore, il le faisait dans les règles de l’art : il réinjectait tout dans le Club. Tout était noyé dans la comptabilité et comme le Club marchait du tonnerre, il était impossible de détecter quoi que ce soit. Jeremiah payait ensuite de gros impôts là-dessus. Il était intouchable. Il pouvait flamber tant qu’il voulait : tout était déclaré au fisc. Je sais que la police a essayé d’enquêter sur lui, mais sans jamais rien trouver. Les seuls qui auraient pu le faire plonger étaient ses larbins , mais ils savaient à quoi ils s’exposaient s’ils le dénonçaient : au mieux, leur vie sociale et professionnelle serait détruite. Sans compter qu’ils risquaient eux aussi la prison pour avoir pris part à des affaires criminelles. Et puis, les récalcitrants subissaient une correction qui les remettait dans le droit chemin. De nouveau, sans laisser de traces.
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Ridgesport, 1993.
Arrière-salle du Club
Jeremiah venait de remplir une grande bassine d’eau lorsque la porte du bureau s’ouvrit. Il leva les yeux et Costico poussa un homme frêle, en costume-cravate, à l’intérieur de la pièce.
— Ah bonjour, Everett ! le salua cordialement Jeremiah. Content de te voir.
— Bonjour, Jeremiah, répondit l’homme qui tremblait comme une feuille.
Everett était un père de famille modèle qui avait été filmé par Costico avec une prostituée mineure.
— Alors, Everett, lui dit gentiment Jeremiah, on me dit que tu ne veux plus travailler au sein de mon entreprise ?
— Écoute, Jeremiah, je peux plus prendre ces risques. C’est de la folie. Si je me fais coincer, je vais aller en prison pour plusieurs années.
— Pas beaucoup plus que ce que tu risques pour avoir sauté une fille de 15 ans, lui expliqua Jeremiah.
— J’étais certain qu’elle était majeure, se défendit mollement Everett.
— Écoute, Everett, tu es une petite merde qui saute des fillettes. Tant que je le déciderai, tu bosseras pour moi, à moins que tu préfères finir en prison avec des types qui te retailleront la bite au rasoir.
Avant qu’Everett ne puisse répondre, Costico l’attrapa d’un geste puissant, le plia en deux et lui plongea la tête dans la bassine d’eau glacée. Après l’avoir maintenue une vingtaine de secondes, il ressortit sa tête de l’eau. Everett prit une immense bouffée d’air.
— Tu bosses pour moi, Everett, lui murmura Jeremiah, tu comprends ?
Costico replongea la tête du malheureux dans l’eau, et le supplice dura jusqu’à ce qu’Everett promette d’être fidèle.
* * *
— Jeremiah noyait les gens ? demandai-je à Virginia en faisant aussitôt le parallèle avec la façon dont Stephanie avait été tuée.
— Oui, capitaine Rosenberg, acquiesça Virginia. Lui et Costico avaient fait de ces simulations de noyade leur spécialité. Ils ne s’en prenaient qu’à des gars ordinaires, impressionnables et corvéables à merci. Mais au Club, quand je voyais un pauvre gars sortir du bureau , la tête trempée et en larmes, je savais ce qui s’était passé. Je vous le dis, Jeremiah massacrait les gens de l’intérieur, sans jamais laisser de traces visibles.
— Est-ce que Jeremiah a tué des gens de cette façon ?
— Probablement. Il était capable de tout. Je sais que des gens ont disparu sans laisser de traces. Ont-ils été noyés ? Brûlés ? Enterrés ? Donnés en pâture à des cochons ? Je n’en sais rien. Jeremiah n’avait peur de rien, sauf d’aller en prison. C’est pour ça qu’il était aussi prudent.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— J’ai accouché en janvier 1994. Ça n’a rien changé entre Jeremiah et moi. Il n’a jamais été question de mariage, ou de vivre ensemble. Mais il me donnait de l’argent pour le bébé. Attention, jamais du liquide vulgaire. Il me faisait des chèques ou des versements bancaires. Officiel. Ça a duré jusqu’en juillet. Jusqu’à sa mort.
— Que s’est-il passé, le soir de sa mort ?
— Je crois que Jeremiah craignait la prison parce qu’il était claustrophobe. Il disait que l’idée d’être enfermé lui était insupportable. Autant qu’il le pouvait, il se déplaçait sur une énorme moto plutôt qu’en voiture et ne mettait jamais de casque. Tous les soirs, il faisait le même trajet : il partait du Club vers minuit, rarement plus tard, et rentrait chez lui par la route 34, qui est quasiment droite jusque chez lui. Il roulait toujours comme un fou. Il se croyait libre, invincible. Il était le plus souvent ivre. J’ai toujours pensé qu’il finirait par se tuer à moto. Je n’aurais jamais imaginé qu’il se casse la figure tout seul, et crève comme un chien, au bord de la route, à agoniser pendant des heures. À l’hôpital, les médecins ont dit que, si on l’avait trouvé plus tôt, il aurait peut-être pu s’en sortir. Je ne me suis jamais sentie aussi soulagée que lorsqu’ils m’ont annoncé sa mort.
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