— Je ne comprends pas. Il n’y a vraiment rien à voler, nous dit Anna. Rien n’a disparu, d’ailleurs.
— Il n’y a rien à voler, mais il y a à voir, répondis-je en désignant le tableau magnétique et les murs couverts de documents liés à l’affaire. Celui qui s’est introduit ici voulait savoir où en était l’enquête. Et il a eu accès au travail de Stephanie et au nôtre.
— Notre meurtrier prend des risques, dit alors Derek. Il commence à paniquer. Il s’expose. Qui sait que ton bureau se situe ici, Anna ?
Anna haussa les épaules.
— Tout le monde. Je veux dire, ce n’est pas un secret. Même les gens qui viennent au commissariat déposer plainte traversent ce couloir et voient mon bureau. Il y a mon nom sur la porte.
Derek nous entraîna alors à l’écart avant de chuchoter, d’un ton grave :
— Celui qui s’est introduit ici n’a pas pris ce risque en vain. Il savait très bien ce qui se trouvait dans ce bureau. C’est quelqu’un de la maison.
— Oh mon Dieu, dit Anna, ce serait un flic ?
— Si c’était un flic, objectai-je, il n’aurait eu qu’à entrer dans le bureau quand tu n’y étais pas, Anna.
— Il se serait fait prendre, me fit remarquer Derek. Son passage aurait été filmé par la caméra du couloir. S’il se pense surveillé, il ne va surtout pas commettre cette erreur. Par contre, en entrant par effraction, il brouille les pistes. Il y a peut-être un élément pourri au sein de ce commissariat.
Nous n’étions plus en sécurité dans le commissariat. Mais où aller ? Je n’avais plus de bureau au centre régional de la police d’État et celui de Derek se trouvait dans un espace ouvert. Il nous fallait un endroit où personne ne viendrait nous chercher. J’eus alors l’idée de la salle des archives de l’ Orphea Chronicle, à laquelle nous pouvions accéder sans être vus en passant directement par la porte arrière de la rédaction.
Michael Bird nous y accueillit avec plaisir.
— Personne ne saura que vous êtes ici, nous assura-t-il. Les journalistes ne viennent jamais au sous-sol. Je vous laisse la clé de la salle ainsi que le double, vous serez donc les seuls à y avoir accès. Et aussi la clé de la porte arrière, afin que vous puissiez aller et venir à toute heure du jour et de la nuit.
Quelques heures plus tard, dans le plus grand secret, nous y avions reconstitué notre mur d’enquête à l’identique.
*
Ce soir-là, Anna avait rendez-vous pour dîner avec Lauren et Paul. Ils étaient de retour dans leur maison de Southampton pour la semaine et ils avaient prévu de se retrouver au Café Athéna pour rattraper la soirée catastrophique du 26 juin dernier.
De retour chez elle pour se changer, Anna repensa soudain à la discussion qu’elle avait eue avec Cody à propos du livre écrit par Bergdorf sur le festival de théâtre. Cody lui avait indiqué qu’au printemps 1994 il avait décidé de consacrer un espace dans sa librairie aux auteurs de la région. Et si Harvey y avait mis sa pièce en vente ? Avant de partir pour son dîner, elle fit un rapide saut chez Cody. Elle le trouva sous le porche, qui profitait de la douceur de ce début de soirée en buvant un whisky.
— Oui, Anna, lui dit-il, nous avions consacré aux auteurs locaux une pièce au fond du magasin. Un débarras un peu lugubre, qui était devenu une annexe de la librairie sous le nom de « La pièce des auteurs ». Ça a été un succès immédiat. Plus important que ce que j’aurais pu imaginer : les touristes raffolent des récits locaux. Cette section existe toujours d’ailleurs. Au même endroit. Mais j’ai fait tomber un mur de la pièce depuis, afin de l’incorporer au reste du magasin. Pourquoi est-ce que cela t’intéresse ?
— Simple curiosité, répondit Anna qui préférait rester évasive. Je me demandais si tu te souvenais des auteurs qui t’avaient confié leur texte à l’époque.
Cody s’amusa de la question :
— Il y en avait tellement ! Je crois que tu surestimes ma mémoire. Mais je me souviens qu’il y avait eu un article dans l’ Orphea Chronicle au début de l’été 1994. Je dois en avoir une copie à la librairie, voudrais-tu que j’aille te la chercher ? Tu y trouveras peut-être des informations utiles.
— Non, Cody, merci beaucoup. Ne te dérange pas pour ça. Je passerai au magasin demain.
— Tu es sûre, Anna ?
— Sûre, merci.
Anna se mit en route pour rejoindre Lauren et Paul. Mais en arrivant dans la rue principale, elle décida de faire un saut à la rédaction de l’ Orphea Chronicle . Son dîner pouvait bien souffrir un léger retard. Elle fit le tour du bâtiment et entra par la porte arrière avant de rejoindre la salle des archives. Elle s’installa devant l’ordinateur qui servait de moteur de recherche. Les mots-clés « Cody Illinois », « librairie » et « auteurs locaux » lui permirent de trouver facilement un article daté de la fin juin 1994.
DANS LA LIBRAIRIE D’ORPHEA, LES AUTEURS DES HAMPTONS À L’HONNEUR
Depuis quinze jours, la librairie d’Orphea s’est agrandie d’une petite pièce consacrée exclusivement aux auteurs locaux. Cette initiative a remporté un succès immédiat auprès des auteurs qui se pressent pour y laisser leur création dans l’espoir de se faire connaître. Au point que le propriétaire des lieux, Cody Illinois, s’est vu obligé de n’autoriser qu’un seul exemplaire de chaque ouvrage pour laisser de la place à tout le monde.
L’article était illustré par une photo de Cody dans son magasin, posant fièrement dans l’encadrement de la porte de ce qui avait été un débarras et à l’entrée duquel une plaque en bois pyrogravé indiquait : AUTEURS DE CHEZ NOUS . On pouvait distinguer l’intérieur de la pièce dont les murs étaient couverts de livres et de textes reliés. Anna se saisit d’une loupe et se pencha attentivement sur chaque ouvrage : elle distingua alors, au milieu de l’image, une brochure reliée dont la couverture affichait en lettres capitales « LA NUIT NOIRE, PAR KIRK HARVEY » . Elle venait de comprendre : c’était à la librairie de Cody que le maire Gordon s’était procuré le texte de la pièce de théâtre.
* * *
Au Palace du Lac, Ostrovski rentrait d’une promenade nocturne dans le parc. La nuit était douce. Voyant le critique traverser le lobby de l’hôtel, un employé de la réception vint à sa rencontre :
— Monsieur Ostrovski, cela fait plusieurs jours que le panneau NE PAS DÉRANGER est accroché à votre porte. Je voulais m’assurer que tout allait bien.
— C’est volontaire, assura Ostrovski, je suis en pleine création artistique. Je ne dois être dérangé sous aucun prétexte. L’art est un concept inconcevable !
— Certainement, monsieur. Souhaitez-vous que nous vous apportions des serviettes de bain ? Avez-vous besoin de produits cosmétiques ?
— Rien du tout, mon ami. Soyez remercié de votre sollicitude.
Ostrovski remonta dans sa chambre. Il aimait être un artiste. Il se sentait enfin à sa place. C’était comme s’il avait trouvé sa véritable peau. En poussant la porte de sa suite, il répétait « Dies iræ… dies iræ… » Il alluma la lumière : il avait retapissé tout un mur des articles sur la disparition de Stephanie. Il les étudia longuement. En ajouta encore. Puis il s’assit à son bureau, recouvert de feuilles de notes, et regarda la photo de Meghan qui y trônait. Il embrassa la vitre du cadre et dit : « Je suis un écrivain maintenant, ma chérie. » Il attrapa son stylo et il se mit à écrire : Dies iræ, Jour de colère.
À quelques kilomètres de là, dans une chambre du Motel 17, où logeaient désormais Alice et Steven, une violente dispute venait d’éclater : Alice voulait s’en aller.
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