— Le maire Gordon a dit : « Je me suis occupé de tout » ? répéta Anna.
— Oui, ce sont ses mots exacts. Je n’oublierai jamais son visage, glacial, terrifiant, lorsqu’il les a prononcés. Après tout ce temps à le côtoyer, je n’avais jamais compris que Joseph Gordon n’était pas homme à laisser qui que ce soit se mettre en travers de sa route.
Anna acquiesça tout en prenant des notes. Elle leva les yeux sur Brown et lui demanda alors :
— Mais si Gordon avait prévu de partir après le festival, pourquoi a-t-il changé ses plans et décidé de partir le soir de la première du festival ?
Alan eut une moue.
— C’est Charlotte qui vous en a parlé, hein ? dit-il. Ça ne peut être qu’elle, elle était la seule à le savoir. À l’approche du festival, j’ai très mal supporté que Gordon s’en octroie tout le mérite alors qu’il n’avait participé en rien à sa création, ni à son organisation. Tout ce qu’il avait fait, c’était se mettre encore de l’argent dans les poches, en donnant des accréditations pour des stands itinérants sur la rue principale. Je n’en pouvais plus. Il avait poussé le culot jusqu’à faire éditer un petit livre à sa gloire. Tout le monde le félicitait, quelle imposture ! La veille du festival, je suis allé le trouver dans son bureau et j’ai exigé qu’il parte d’ici au lendemain matin. Je ne voulais pas qu’il récolte tous les lauriers de cette manifestation, qu’il prononce le discours d’ouverture. Il comptait quitter Orphea tranquillement, après avoir eu tous les honneurs, et laisser le souvenir impérissable d’un homme politique hors du commun, alors que c’était moi qui avais tout fait. C’était intolérable à mes yeux. Je voulais que Gordon s’enfuie comme un chien, qu’il parte comme un minable. J’ai donc exigé de lui qu’il disparaisse dans la nuit du 29 juillet. Mais il a refusé. Le matin du 30 juillet 1994, je le retrouvai en train de me provoquer, se pavanant dans la rue principale, à faire semblant de s’assurer que tout se passait bien. Je lui ai dit que j’allais immédiatement chez lui, parler à sa femme. J’ai sauté dans ma voiture, j’ai foncé à Penfield Crescent. Au moment où sa femme, Leslie, ouvrait la porte de la maison et me saluait amicalement, j’ai entendu Gordon qui arrivait à mes trousses à toute vitesse. Leslie Gordon était déjà au courant de tout. Dans leur cuisine, je leur ai dit : « Si vous n’avez pas quitté Orphea d’ici ce soir, je révélerai à tout le monde, sur la scène du Grand Théâtre, que Joseph Gordon est corrompu. Je déballe tout ! Je n’ai pas peur des conséquences pour moi. Aujourd’hui est votre unique chance de fuir. » Joseph et Leslie Gordon ont compris que je ne bluffais pas. J’étais sur le point d’exploser. Ils m’ont promis qu’ils disparaîtraient de la ville au plus tard le soir même. En repartant de chez eux, je me suis rendu au Grand Théâtre. C’était la fin de la matinée. J’ai vu Charlotte qui s’était mis en tête de récupérer un document en possession de Gordon, une foutue pièce de théâtre que Harvey avait écrite. Elle insistait tellement que je lui ai confié que Gordon s’apprêtait à disparaître dans les heures qui venaient.
— Donc seuls vous et Charlotte saviez que les Gordon allaient s’enfuir le jour même ? demanda Anna.
— Oui, nous étions les deux seuls à le savoir. Je peux vous l’assurer. Connaissant Gordon, il n’est certainement pas allé le raconter à qui que ce soit. Il n’aimait pas les imprévus, il avait l’habitude de tout contrôler. C’est pour ça que je ne m’explique pas qu’il ait été tué chez lui. Qui pouvait savoir qu’il s’y trouvait ? Officiellement, à cette heure-là, il était censé être au Grand Théâtre, avec moi, à serrer des mains. C’était écrit sur le programme : 19 heures-19 heures 30, accueil officiel dans le foyer du Grand Théâtre par le maire Joseph Gordon.
— Et qu’est-il advenu du compte en banque ? interrogea encore Anna.
— Il est resté ouvert. Il n’avait jamais été déclaré au fisc, c’est comme s’il n’existait pas. Je n’y ai jamais touché, il me semblait que c’était la meilleure façon d’enterrer cette histoire. Il reste encore certainement pas mal d’argent dessus.
— Et ce fameux appel anonyme ? Avez-vous finalement découvert de qui il s’agissait ?
— Jamais, Anna.
* * *
Ce soir-là, Anna, nous invita, Derek et moi, à dîner chez elle.
Le repas fut arrosé de quelques bouteilles d’un très bon bordeaux et alors que nous prenions un pousse-café dans son salon, Anna nous dit :
— Vous pouvez dormir ici, si vous voulez. Le lit de la chambre d’amis est très confortable. J’ai aussi une brosse à dents neuve pour chacun d’entre vous et un lot de vieux t-shirts de mon ex-mari que j’ai gardés, je ne sais pas trop pourquoi, et qui vous iront à merveille.
— En voilà une bonne idée, décréta alors Derek. On pourra en profiter pour se raconter nos vies. Anna nous parlera de son ex-mari, moi de ma vie atroce au service administratif de la police et Jesse et de son projet de restaurant.
— Tu projettes d’ouvrir un restaurant, Jesse ? me demanda Anna, intriguée.
— N’écoute pas ce qu’il raconte, Anna, ce pauvre garçon a beaucoup trop bu.
Derek remarqua sur la table basse une copie de La Nuit noire qu’Anna avait emportée chez elle pour la lire. Il prit le texte.
— Tu n’arrêtes vraiment jamais de bosser, lui dit-il.
L’atmosphère redevint soudain sérieuse.
— Je ne comprends pas pourquoi cette pièce de théâtre était aussi précieuse aux yeux de Gordon, dit Anna.
— Précieuse au point de la mettre dans un coffre de banque, précisa Derek.
— Avec les documents bancaires incriminant le maire Brown, ajoutai-je. C’est-à-dire qu’il gardait peut-être cette pièce comme garantie pour se protéger de quelqu’un ?
— Tu penses à Kirk Harvey, Jesse ? me demanda Anna.
— Je ne sais pas, répondis-je. En tout cas, le texte de la pièce lui-même ne présente aucun intérêt concret. Et le maire Brown affirme qu’il n’a jamais entendu Gordon parler de cette pièce.
— Est-ce qu’on peut croire Alan Brown ? s’interrogea Derek. Après tout ce qu’il nous a caché…
— Il n’aurait pas de raison de nous mentir, fis-je remarquer. Et puis, on sait depuis le début qu’au moment des meurtres, il était dans le foyer du Grand Théâtre en train de serrer des mains à des dizaines de personnes.
Derek et moi avions tous les deux lu la pièce de Harvey, mais sans doute à cause de la fatigue, nous n’avions pas vu ce qu’Anna avait relevé.
— Et si c’était en lien avec les mots soulignés ? suggéra-t-elle.
— Les mots soulignés ? m’étonnai-je. De quoi parles-tu ?
— Dans le texte, il y a une dizaine de mots soulignés au crayon.
— Je pensais qu’il s’agissait de notes prises par Harvey, dit Derek. Des modifications qu’il voulait apporter à sa pièce.
— Non, répondit Anna, je crois que c’est autre chose.
Nous nous installâmes autour de la table. Derek reprit le texte et Anna nota les mots soulignés à mesure qu’il les énonçait. Il en ressortit d’abord le charabia suivant :
Jamais en retourne et monter intérêt arrogant horizontal fournaise ouragan la destinée.
— Qu’est-ce que ça peut bien signifier ? m’interrogeai-je.
— Est-ce un code ? suggéra Derek.
Anna se pencha alors sur sa feuille.
Elle semblait avoir une idée en tête. Elle réécrit alors la phrase :
Jamais En Retourne Et Monter Intérêt Arrogant Horizontal Fournaise Orage La Destinée
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