Il habitait avec sa famille une très jolie maison en dehors d’Orphea, sur la route de Bridgehampton.
— C’est avec son salaire de rédacteur en chef d’un journal local qu’il peut se payer ça ? demanda Derek à Anna alors que nous arrivions devant la maison.
— Le père de sa femme a de l’argent, nous expliqua-t-elle. Clive Davis, vous connaissez peut-être. Il a été candidat à la mairie de New York il y a quelques années.
C’est la femme de Michael, justement, qui nous accueillit. Une très belle blonde, qui devait avoir moins de quarante ans, donc nettement plus jeune que son mari. Elle nous proposa du café et nous conduisit dans le salon où nous trouvâmes Michael en train de manipuler les câbles de sa télévision pour la relier à un ordinateur.
— Merci d’être venus, nous dit-il.
Il semblait tracassé.
— Que se passe-t-il, Michael ? demandai-je.
— Je crois que Kirk est complètement fou.
Il manipula son ordinateur et nous vîmes soudain à l’écran la scène du Grand Théâtre, sur laquelle Samuel Padalin jouait le cadavre, et Jerry, le policier. Harvey les observait, tenant un large livret relié entre ses mains.
— C’est bien, cria Harvey en apparaissant à l’écran, imprégnez-vous de votre personnage ! Samuel, tu es un mort mort. Jerry, tu es un policier fier !
Harvey ouvrit un document et se mit à lire :
C’est un matin sinistre. Il pleut. Sur une route de campagne, la circulation est paralysée : un gigantesque embouteillage s’est formé.
— Qu’est-ce que c’est que ce paquet de feuilles qu’il tient ? demandai-je à Michael.
— Sa pièce en entier. Apparemment, tout est là-dedans. J’ai bien essayé de jeter un coup d’œil, mais Harvey ne la quitte pas. Il dit que le contenu de ce texte est tellement sensible qu’il distribuera les scènes au compte-gouttes. Même si les acteurs doivent les lire le soir de la première, faute d’avoir eu le temps d’apprendre leur texte.
HARVEY : Les automobilistes, exaspérés, klaxonnent rageusement.
Alice et Steven mimèrent les conducteurs excédés pris dans les bouchons.
Soudain, Dakota apparut.
HARVEY : Une jeune femme, marchant sur le bas-côté, remonte la file des voitures immobiles. Elle avance jusqu’au barrage de police et interroge le policier en faction.
DAKOTA (la femme) : Qu’est-ce qui se passe ?
JERRY (le policier) : Un homme mort. Accident de moto tragique.
DAKOTA : Accident de moto ?
JERRY : Oui, il a percuté un arbre à pleine vitesse. Il n’en reste que de la bouillie.
— Ils en sont toujours à la même scène, constata Anna.
— Attendez, nous prévint Michael, le meilleur est à venir.
À l’écran, Harvey hurla soudain : « Et maintenant, la Danse des morts ! » Tous les acteurs se mirent à crier : « Danse des morts ! Danse des morts ! » et soudain Ostrovski et Ron Gulliver apparurent en slip.
— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? s’épouvanta Derek.
Ostrovski et Gulliver coururent jusqu’au devant de la scène. Gulliver tenait un animal empaillé. Il le contempla un instant puis l’interrogea : « Carcajou, mon beau carcajou, sauve-nous de la fin si proche ! » Il embrassa l’animal et se jeta au sol où il effectua une roulade pitoyable. Ostrovski, ouvrant grand les bras, contempla les rangées vides et s’écria alors :
Dies iræ, dies illa,
Solvet sæclum in favílla !
Je n’en croyais pas mes yeux.
— Du latin maintenant ? m’offusquai-je.
— C’est grotesque, dit Derek.
— La partie en latin, nous expliqua Michael qui avait eu le temps de faire des recherches, est un texte apocalyptique médiéval. Cela parle du Jour de colère .
Il nous donna lecture de la traduction de ce passage :
Jour de colère que ce jour-là
Il réduira le monde en cendres !
— Ça sonne comme une menace, fit remarquer Anna.
— Comme les inscriptions laissées par Harvey à travers la ville en 1994, rappela Derek. Le Jour de colère serait La Nuit noire ?
— Ce qui me tracasse, dis-je, c’est que la pièce ne sera selon toute évidence jamais prête à temps. Harvey essaie de leurrer tout le monde. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il a derrière la tête ?
Il nous était impossible d’interroger Harvey, qui était sous la protection du major McKenna, du maire et de la police d’Orphea. Notre seule piste était Jeremiah Fold. Nous mentionnâmes ce nom à Michael Bird, mais cela ne lui évoqua rien.
Je demandai à Anna :
— Est-ce que tu penses que ça pourrait être un autre mot que Jeremiah Fold ?
— J’en doute, Jesse, me répondit-elle. J’ai passé ma journée d’hier à relire La Nuit noire . J’ai essayé toutes les combinaisons possibles et de ce que j’ai pu voir, il n’y en a aucune autre pertinente.
Pourquoi un code avait-il été dissimulé dans le texte de La Nuit noire ? Et par qui ? Kirk Harvey ? Que savait-il vraiment, Harvey ? À quel jeu jouait-il avec nous et avec toute la ville d’Orphea ?
À cet instant, le portable d’Anna sonna. C’était Montagne.
— Anna, on te cherche partout. Il faut que tu te rendes d’urgence au commissariat, ton bureau a été cambriolé cette nuit.
Lorsque nous arrivâmes au commissariat, les collègues d’Anna étaient tous agglutinés sur le pas de la porte de son bureau, considérant les débris de verre au sol et le store défoncé, et essayant de comprendre ce qui s’était passé. La réponse était pourtant simple. Le commissariat était de plain-pied sur la rue. Tous les bureaux se trouvaient à l’arrière du bâtiment et donnaient sur une parcelle de gazon, entourée d’une barrière en planches. Il y avait des caméras de sécurité uniquement dans le parking et aux portes d’accès. L’intrus n’avait eu certainement aucune peine à franchir la barrière et il lui avait suffi de traverser la pelouse pour atteindre la fenêtre du bureau. Il avait ensuite relevé de force les stores, cassé la vitre pour ouvrir la fenêtre et il avait pu pénétrer dans la pièce. C’est un policier qui, en entrant dans le bureau d’Anna pour y déposer du courrier, avait découvert l’effraction.
Un autre était passé la veille, dans l’après-midi, et tout était intact. Cela s’était donc produit durant la nuit.
— Comment personne ne s’est-il rendu compte de ce qui se passait ? demandai-je.
— Si tous les agents sont en patrouille en même temps, il n’y a personne au commissariat, m’expliqua Anna. Ça arrive parfois.
— Et le bruit ? s’interrogea Derek. Ça fait un bruit énorme de remonter ces stores. Personne n’a rien entendu ?
Tous les bâtiments alentour étaient des bureaux ou des entrepôts municipaux. Les seuls témoins potentiels étaient les pompiers de la caserne voisine. Mais lorsqu’un policier nous informa que durant la nuit, vers 1 heure du matin, un important accident de la route avait nécessité l’intervention de toutes les patrouilles et des pompiers de la caserne voisine, nous comprîmes que l’intrus avait eu le champ libre.
— Il était caché quelque part, affirma Anna, il a attendu le meilleur moment pour agir. Ça fait peut-être même plusieurs soirs qu’il attendait.
Le visionnage des enregistrements des caméras de sécurité internes du commissariat nous permit d’établir qu’il n’y avait eu aucune intrusion dans le bâtiment. Il y avait une caméra dans le couloir justement, dont l’angle de vue donnait directement sur la porte du bureau d’Anna. Elle était restée close. Celui qui avait pénétré dans le bureau y était resté. C’était donc cette pièce qui avait été ciblée.
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