— Mais pourquoi ?
Alan eut une seconde d’hésitation puis il lui avoua :
— Parce que le maire Gordon est sur le point de quitter Orphea. Pour toujours.
— Quoi ? Ce soir ?
— Oui, Charlotte. La famille Gordon s’apprête à disparaître.
* * *
— Pourquoi les Gordon devaient-ils s’en aller ? demanda Anna à Charlotte, vingt ans après cette scène.
— Je l’ignore, répondit-elle. Je ne voulais même pas le savoir. Le maire Gordon m’avait toujours fait l’impression d’un type étrange. Tout ce que je voulais, c’était récupérer le texte de la pièce et le rendre à Harvey. Mais il me fut impossible de quitter le théâtre de toute la journée. Buzz Leonard insistait pour répéter encore certaines scènes, puis il demanda une italienne, et voulut s’entretenir avec chacun de nous. L’enjeu de la pièce le rendait très nerveux. Ce n’est qu’en toute fin de journée que j’ai finalement eu un moment de libre pour me rendre chez le maire, et je m’y suis précipitée. Sans même savoir s’ils étaient encore là, ou s’ils étaient déjà partis. Je savais que c’était ma dernière chance de récupérer le texte.
— Et ensuite ? demanda Anna.
— Quand j’ai appris que les Gordon avaient été assassinés, j’ai voulu en parler à la police mais Alan m’en a dissuadée. Il m’a dit qu’il pourrait avoir de graves ennuis. Et moi aussi, pour m’être pointée chez eux quelques instants avant leur massacre. Quand j’ai dit à Alan qu’une femme qui faisait sa gymnastique dans le parc m’avait vue, il m’a dit avec un air terrifié : « Elle est morte, elle aussi. Tous ceux qui ont vu quelque chose sont morts. Je crois qu’il vaut mieux n’en parler à personne. »
Anna alla ensuite trouver Alan dans la pièce adjacente. Elle ne lui mentionna pas sa conversation avec Charlotte et se contenta de lui dire :
— Alan, vous saviez que le maire ne viendrait pas à la cérémonie d’ouverture. Votre prétendu discours improvisé avait été tapé à la machine.
Il baissa les yeux.
— Je t’assure que je ne suis pour rien dans la mort de la famille Gordon.
Anna déposa sur la table les documents bancaires.
— Alan, vous avez ouvert un compte joint avec Joseph Gordon en 1992, sur lequel a été versé plus d’un demi-million de dollars en deux ans, qui provenaient de pots-de-vin liés aux travaux de rénovation des bâtiments publics d’Orphea.
— Où avez-vous trouvé cela ? demanda Alan.
— Dans un coffre appartenant à Joseph Gordon.
— Anna, je te jure que je ne suis pas corrompu.
— Alors expliquez-moi tout ceci, Alan ! Parce que, pour le moment, vous vous contentez de nier en bloc, ce qui ne sert pas votre cause.
Après une dernière hésitation, le maire Brown se lança finalement :
— Au début de l’année 1994, j’ai découvert que Gordon était corrompu.
— Comment ?
— J’ai reçu un appel anonyme. C’était vers la fin février. Une voix de femme. Elle me disait de me pencher sur la comptabilité des entreprises engagées par la mairie pour les travaux publics, et de comparer, pour un même contrat, la facturation interne des entreprises et la facturation reçue à la mairie. Il y avait une différence importante. Toutes les entreprises surfacturaient systématiquement : quelqu’un à la mairie se servait au passage. Quelqu’un en position de prendre la décision finale pour l’attribution des contrats, c’est-à-dire soit Gordon, soit moi. Et je savais que ce n’était pas moi.
— Qu’avez-vous fait ?
— Je suis immédiatement allé voir Gordon pour lui demander des explications. Je t’avoue que, sur le moment, je lui laissai encore le bénéfice du doute. Mais ce à quoi je ne m’attendais pas fut sa contre-offensive.
* * *
Orphea, 25 février 1994.
Bureau du maire Gordon
Le maire Gordon étudia rapidement les documents que lui avait apportés Alan Brown, qui se tenait face à lui. Ce dernier, mal à l’aise devant le manque de réaction de Gordon, finit par lui dire :
— Joseph, rassurez-moi, vous n’êtes pas mêlé à un scandale de corruption ? Vous n’avez pas demandé de l’argent en échange de l’attribution de contrats ?
Le maire Gordon ouvrit un tiroir et en sortit des documents qu’il tendit à Alan, en lui disant d’un ton désolé :
— Alan, nous ne sommes que deux petites crapules sans envergure.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Alan en parcourant les documents. Et pourquoi est-ce qu’il y a mon nom sur ce relevé de compte ?
— Parce que nous avons ouvert ce compte ensemble, il y a deux ans. Vous vous souvenez ?
— Nous avons ouvert un compte pour la mairie, Joseph ! Vous disiez que ça faciliterait la comptabilité, notamment pour les notes de frais. Je vois ici qu’il s’agit d’un compte personnel, sans lien avec la mairie.
— Il fallait lire attentivement avant de signer.
— Mais j’avais confiance en vous, Joseph ! Vous m’avez piégé ? Oh, mon Dieu… Je vous ai même donné mon passeport pour m’authentifier auprès de la banque…
— Oui, et je vous remercie pour votre collaboration. Cela signifie que, si je tombe, vous tombez aussi, Alan. Cet argent est à nous deux. N’essayez pas de jouer les justiciers, n’allez pas voir la police, n’allez pas farfouiller dans ce compte. Tout est en nos deux noms. Alors, à moins que vous ne souhaitiez que nous partagions la même cellule dans une prison fédérale pour corruption, il vaut mieux que vous oubliiez toute cette histoire.
— Mais tout ça va forcément se savoir, Joseph ! Ne serait-ce que parce que tous les entrepreneurs de la ville savent que vous êtes corrompu !
— Cessez de gémir comme une mauviette, Alan. Les entrepreneurs sont tous coincés, comme vous. Ils ne diront rien car ils sont aussi coupables que moi. Vous pouvez être tranquille. Et puis, ça fait un moment que ça dure et tout le monde est content : les entrepreneurs sont assurés de travailler, ils ne vont pas tout mettre en péril juste pour jouer les chevaliers blancs.
— Joseph, vous ne comprenez pas : quelqu’un est au courant de vos manigances et est prêt à en parler. J’ai reçu un appel anonyme. C’est comme ça que j’ai tout découvert.
Pour la première fois, le maire Gordon sembla paniquer.
— Quoi ? Qui ?
— Je n’en sais rien, Joseph. Je vous le répète : c’était un appel anonyme.
* * *
Dans la salle d’interrogatoire du centre régional de la police d’État, Alan fixa Anna en silence.
— J’étais complètement coincé, Anna, lui dit-il. Je savais qu’il me serait impossible de prouver que je n’étais pas mêlé à cette affaire de corruption généralisée. Le compte était aussi à mon nom. Gordon était le diable, il avait tout prévu. Il semblait parfois un peu mou, pataud, mais en réalité, il savait exactement ce qu’il faisait. J’étais à sa merci.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Gordon a commencé à paniquer à cause de cette histoire d’appel anonyme. Il était tellement sûr que tout le monde tiendrait sa langue qu’il n’avait pas vu venir une telle éventualité. J’en ai déduit que les ramifications de sa pourriture étaient plus étendues encore que ce que je savais, et qu’il risquait très gros. Les mois qui suivirent furent très compliqués. Nos relations étaient délétères mais nous devions sauver la face. Gordon n’était pas homme à rester les bras ballants et je me doutais qu’il était en train de chercher une issue à cette situation. En avril, effectivement, il me donna rendez-vous un soir sur le parking de la marina. « Je vais prochainement quitter la ville, m’annonça-t-il. — Où allez-vous, Joseph ? — Peu importe. — Quand ? demandai-je encore. — Aussitôt que j’aurai terminé de nettoyer ce merdier. » Il s’écoula encore deux mois qui me parurent une éternité. Fin juin 1994, il me convoqua à nouveau sur le parking de la marina et m’annonça qu’il partirait à la fin de l’été : « J’annoncerai après le festival que je ne me représente pas aux élections municipales de septembre. Je déménagerai dans la foulée. — Pourquoi ne partez-vous pas avant ? lui demandai-je. Pourquoi attendre encore deux mois ? — Je suis en train de vider le compte bancaire petit à petit depuis mars. Je ne peux que faire des virements limités pour ne pas éveiller les soupçons. À ce rythme, il sera vide à la fin de l’été. Le timing est idéal. Nous fermerons alors le compte. Il n’existera plus. Vous ne serez jamais inquiété. Et la ville sera à vous. C’est ce dont vous aviez toujours rêvé, non ? — Et d’ici là ? m’inquiétai-je. Cette affaire peut nous exploser au visage à tout moment. Et même si vous fermez le compte, il existera quelque part les traces des transactions. On ne peut pas tout effacer d’un coup d’éponge, Joseph ! — Ne paniquez pas, Alan. Je me suis occupé de tout. Comme toujours. »
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