— Qu’est-ce que tu as trouvé, Derek ? lui demandai-je.
— Ce sont des relevés de compte, avec de gros versements. Sans doute des pots-de-vin. Il y a des retraits aussi. Je crois que ça correspond à l’argent que Gordon s’est envoyé dans le Montana avant de s’enfuir.
— On savait que Gordon était corrompu, rappelai-je à Derek car je ne comprenais pas pourquoi il semblait aussi interloqué.
Il me répondit alors :
— Le compte est au nom de Joseph Gordon et Alan Brown.
Brown était donc mouillé aussi. Et nous n’étions pas au bout de nos surprises. Après la banque, nous nous rendîmes au centre régional de la police d’État pour chercher les résultats de l’analyse de la vidéo du discours d’Alan Brown le soir du premier festival.
Les experts en imagerie avaient identifié un infime moment de la séquence vidéo où le contre-jour avec les spots du théâtre sur la feuille que tenait Alan Brown révélait en transparence le texte qui s’y trouvait. Leur rapport indiquait sommairement : « Des quelques mots qu’on peut y apercevoir, le texte prononcé par l’orateur semble correspondre à ce qui est inscrit sur sa feuille. »
En regardant l’agrandissement je restai bouche bée.
— Où est le problème, Jesse, me demanda alors Derek. Tu viens de me dire que le texte de la feuille correspond au discours de Brown, non ?
— Le problème, lui répondis-je en lui montrant l’image, c’est que le texte est tapé à la machine. Le soir des meurtres, contrairement à ses affirmations, Alan Brown n’a pas improvisé son discours. Il l’avait écrit à l’avance. Il savait que le maire Gordon ne viendrait pas. Il avait tout préparé.
JESSE ROSENBERG
Samedi 19 juillet 2014
7 jours avant la première
Les documents bancaires découverts dans le coffre de Gordon étaient authentiques. Le compte sur lequel avait transité l’argent de la corruption avait été ouvert par Gordon et Brown. Ensemble. Ce dernier avait lui-même signé les documents d’ouverture.
Aux premières heures du matin, dans la plus grande discrétion, nous sonnâmes au domicile d’Alan et Charlotte Brown et les conduisîmes tous deux au centre régional de la police d’État pour les interroger. Charlotte était forcément au courant de l’implication d’Alan dans la corruption endémique qui gangrenait Orphea en 1994.
Malgré nos efforts pour ne pas nous faire remarquer au moment d’embarquer les Brown, une voisine matinale, rivée à la fenêtre de sa cuisine, les avait vus monter dans deux voitures de la police d’État. L’information passa de maison en maison, à la vitesse exponentielle des messages électroniques. Certains, incrédules, poussèrent la curiosité jusqu’à aller sonner à la porte des Brown, et parmi eux, Michael Bird qui voulait vérifier l’authenticité de la rumeur. L’onde de choc toucha bientôt les rédactions locales : le maire d’Orphea et sa femme auraient été arrêtés par la police. Peter Frogg, l’adjoint au maire, harcelé au téléphone, s’enferma chez lui. Le chef Gulliver, lui, répondait volontiers à tout le monde, mais il ignorait tout. Un scandale couvait lentement.
Lorsque Kirk Harvey arriva au Grand Théâtre, peu avant l’heure où devaient commencer les répétitions, il y trouva des journalistes qui faisaient le pied de grue. Ils l’attendaient.
— Kirk Harvey, est-ce qu’il y a un lien entre votre pièce et l’arrestation de Charlotte Brown ?
Harvey eut une seconde d’hésitation avant de répondre. Puis il dit finalement :
— Il faudra venir voir la pièce. Tout est dedans.
Les journalistes redoublèrent d’excitation et Harvey sourit. Tout le monde commençait à parler de La Nuit noire .
*
Au centre régional de la police d’État, nous interrogeâmes Alan et Charlotte Brown dans deux salles séparées. C’est Charlotte qui craqua la première, lorsque Anna montra les extraits bancaires trouvés dans le coffre du maire Gordon. En découvrant les documents, Charlotte blêmit.
— Se faire verser des pots-de-vin ? s’offusqua-t-elle. Jamais Alan n’aurait fait une chose pareille ! Il n’y a pas plus honnête que lui !
— Les preuves sont là, Charlotte, lui dit Anna. Tu reconnais bien sa signature ?
— Oui, je suis d’accord, c’est bien sa signature, mais il y a une autre explication. J’en suis certaine. Qu’a-t-il dit ?
— Il nie tout pour le moment, lui confia Anna. S’il ne nous aide pas, nous ne pourrons pas l’aider en retour. Il sera déféré devant le procureur et mis en détention provisoire.
Charlotte éclata en sanglots :
— Oh, Anna, je te jure que je ne suis au courant de rien de tout ça !…
Anna posa une main compatissante sur la sienne et lui demanda :
— Charlotte, est-ce que tu nous as tout raconté l’autre jour ?
— Il y a un détail que j’ai omis, Anna, avoua alors Charlotte, en reprenant difficilement sa respiration. Alan savait que les Gordon allaient s’enfuir.
— Il le savait ? s’étonna Anna.
— Oui, il savait que la nuit de la première du festival, ils allaient quitter la ville en catimini.
* * *
Orphea, 30 juillet 1994, 11 heures 30.
Huit heures avant le quadruple meurtre
Sur la scène du Grand Théâtre, Buzz Leonard donnait les dernières indications à ses acteurs réunis autour de lui. Il voulait encore parfaire quelques détails. Charlotte profita d’une scène où elle ne jouait pas pour aller aux toilettes. Dans le foyer, elle tomba sur Alan et se jeta dans ses bras, radieuse. Il l’entraîna à l’abri des regards et ils s’embrassèrent langoureusement.
— Tu es venu me voir ? l’interrogea-t-elle malicieusement.
Ses yeux à elle pétillaient. Mais lui, semblait tracassé.
— Est-ce que tout se passe bien ? lui demanda-t-il alors.
— Très bien, Alan.
— Pas de nouvelles de ce cinglé de Harvey ?
— Si, justement. Une plutôt bonne nouvelle : il a dit qu’il était prêt à me fiche la paix. Plus de menaces de suicide, plus de scènes. Il va se tenir correctement désormais. Il veut juste que je l’aide à récupérer le texte de sa pièce de théâtre.
— Qu’est-ce que c’est que ce chantage ? s’agaça Alan.
— Non, Al’, je veux bien l’aider. Il a bossé tellement dur sur sa pièce. Apparemment, il n’en reste qu’un exemplaire et c’est le maire Gordon qui l’a. Peux-tu lui demander de le lui rendre ? Ou de te le donner et on le transmettra à Kirk ?
Alan se braqua aussitôt.
— Oublie cette histoire de pièce, Charlotte.
— Pourquoi ?
— Parce que je te le demande. Harvey n’a qu’à aller se faire voir.
— Alan, pourquoi est-ce que tu réagis comme ça ? Je ne te reconnais pas. Harvey est étrange, d’accord. Mais il mérite de récupérer son texte. Tu sais ce que ça représente comme somme de travail ?
— Écoute, Charlotte, je respecte Harvey, en tant que flic et en tant que metteur en scène, mais oublie sa pièce. Oublie Gordon.
Elle insista :
— Enfin, Alan, tu peux bien me rendre ce service. Tu ne sais pas ce que c’est que d’avoir Kirk qui menace sans cesse de se foutre en l’air.
— Eh bien, qu’il se foute en l’air ! s’écria Brown, visiblement exaspéré.
— Je ne te savais pas aussi con, Alan, regretta Charlotte. Je me suis trompée sur toi.
Elle se détourna de lui et se dirigea vers la salle. Il l’attrapa par le bras.
— Attends, Charlotte. Excuse-moi, je suis vraiment désolé. Je voudrais vraiment pouvoir aider Kirk, mais c’est impossible.
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