— Est-ce que le nom de Joseph Gordon vous dit quelque chose ? demandai-je. Il était le maire d’Orphea jusqu’en juillet 1994.
— Joseph Gordon ? répéta Virginia. Non, ça ne me dit rien, capitaine. Pourquoi ?
— C’était un maire corrompu, et je me demande s’il était en lien avec Jeremiah.
— Je ne me mêlais jamais de ses affaires, vous savez. Moins j’en savais et mieux je me portais.
— Et qu’avez-vous fait après la mort de Jeremiah ?
— La seule chose que je savais faire : j’ai continué à chanter au Ridge’s Club. C’était bien payé. Cet idiot de Costico y est encore.
— Il a repris les affaires ?
— Il a repris le Club. Les affaires de Jeremiah se sont arrêtées à sa mort. Costico un type sans envergure, pas intelligent. Tous les employés piquent dans la caisse, il est le seul à ne pas le savoir. Il a même fini par faire de la prison pour des petits trafics.
Après notre visite à Virginia Parker, nous nous rendîmes au Ridge’s Club. L’établissement n’ouvrait qu’en fin de journée mais, à l’intérieur, des employés étaient en train de faire le ménage sans conviction. C’était un club en sous-sol, à l’ancienne. À sa seule décoration, on comprenait bien comment l’endroit avait pu être branché en 1994 et ringard en 2014. À côté du comptoir, nous avisâmes un homme, baraqué, dans la soixantaine, genre costaud ayant mal vieilli, qui réceptionnait des caisses d’alcool.
— Qui vous a laissé entrer ? s’agaça-t-il en nous apercevant. On n’ouvre qu’à 18 heures.
— Ouverture spéciale poulets, lui dit Derek en montrant son badge de policier. C’est vous Costico ?
Nous comprîmes que c’était bien lui car il détala comme un diable. Il traversa la salle et s’engouffra dans un couloir qui menait vers une issue de secours. Il courait vite. Anna et moi nous lançâmes à sa poursuite, tandis que Derek optait pour les escaliers principaux. Costico, après avoir gravi une volée de marches serrées, franchit une porte qui donnait sur l’extérieur et disparut dans la lumière aveuglante du jour.
Lorsque Anna et moi arrivâmes à notre tour dehors, Derek avait déjà immobilisé le gros Costico sur le parking et lui passait les menottes.
— Eh ben, Derek, lui dis-je, on dirait que tu as retrouvé tous tes bons réflexes !
Il sourit. Il me sembla soudain radieux.
— Ça fait du bien d’être de retour sur le terrain, Jesse.
Costico s’appelait Costa Suarez. Il avait fait de la prison pour trafic de drogue, et la raison de sa fuite était un gros sachet de cocaïne justement, qu’il gardait dans sa veste. À en juger par la quantité, il continuait visiblement d’en revendre. Mais ce n’était pas ce qui nous intéressait. Nous voulions profiter de l’effet de surprise pour l’interroger, et nous le fîmes dans son club. Il y avait une arrière-salle dont la porte portait une plaque avec la mention BUREAU . La pièce était telle que Virginia nous l’avait décrite : froide, sans fenêtres. Dans un coin, un lavabo et en dessous une vieille bassine en cuivre.
C’est Derek qui mena l’interrogatoire.
— On se fout de ce que tu trafiques dans ton club, Costico. On a des questions à propos de Jeremiah Fold.
Costico parut surpris :
— Ça fait vingt ans qu’on ne m’a plus parlé de lui.
— Tu gardes pourtant des souvenirs de lui, répliqua Derek. Alors, c’est ici que vous faisiez vos saloperies ?
— C’était Jeremiah qui aimait ces conneries. Si ça n’avait tenu qu’à moi, ça aurait été de bons coups de poing bien sentis.
Costico nous montra ses épaisses phalanges armées de lourdes bagues chromées aux arêtes pointues. Il n’était effectivement pas un type qui respirait l’intelligence. Mais il avait suffisamment de bon sens pour préférer nous raconter ce que nous voulions savoir, plutôt que de se faire embarquer pour détention de drogue. Et il apparut que Costico n’avait jamais entendu parler du maire Gordon.
— Le maire Gordon ? Ce nom ne me dit rien du tout, nous assura-t-il.
Comme Costico nous expliqua n’avoir pas la mémoire des noms, nous lui montrâmes une photo du maire. Mais il persista.
— Je peux vous jurer que ce gars n’a jamais mis les pieds ici. Je n’oublie pas un visage. Croyez-moi, si j’avais croisé ce type, je m’en souviendrais.
— Donc il n’y a aucun lien avec Jeremiah Fold ?
— Sûr que non. À l’époque, j’étais au courant de tout. Jeremiah ne faisait rien en direct. Tout le monde a beau rire derrière mon dos que je suis un crétin, à l’époque Jeremiah me faisait confiance.
— Est-ce que Joseph Gordon, s’il n’a pas fait affaire avec vous, aurait pu être un de vos larbins ?
— Non, c’est impossible. Je me souviendrais de son visage. J’ai une mémoire d’éléphant, je vous dis. C’est pour ça que Jeremiah m’appréciait : il ne voulait jamais laisser de traces écrites. Rien de rien. Mais moi je retenais tout : les consignes, les visages, les chiffres. Et puis, de toute façon, Orphea, ce n’était pas du tout notre territoire.
— Vous rackettiez pourtant Ted Tennenbaum, le propriétaire du Café Athéna .
Costico sembla surpris d’entendre ce nom resurgir. Il acquiesça :
— Ted Tennenbaum, c’était un dur à cuire. Pas du tout le genre de profil à qui Jeremiah s’en prenait. Jeremiah ne prenait jamais de risques. Il ne ciblait que les gars qui se pissaient dessus en me voyant arriver. Mais Tennenbaum, c’était différent : une histoire personnelle. Ce gars lui avait mis une raclée devant une fille, et Jeremiah voulait se venger. On était bien allé cogner Tennenbaum chez lui mais ce n’était pas assez pour Jeremiah et il a décidé de lui extorquer de l’argent. Mais en dehors de cette exception, Jeremiah restait sur son territoire. Il avait le contrôle de Ridgesport, il y connaissait tout le monde.
— Est-ce que vous vous souvenez de qui a mis le feu au futur restaurant de Ted Tennenbaum ?
— Là, vous m’en demandez beaucoup. C’était forcément l’un de nos larbins . Ils faisaient tout, ces gars-là. Nous, on ne se mouillait jamais directement. À moins d’un problème à régler. Mais sinon, toutes les tâches mineures, c’étaient eux. Ils réceptionnaient de la drogue, l’apportaient aux revendeurs, rapportaient le fric à Jeremiah. Nous, on donnait les ordres.
— Et où trouviez-vous ces types ?
— C’était tous des amateurs de putes. Il y avait un motel crado sur la route 16 dont la moitié des chambres étaient louées par des putes pour des passes. Tout le monde le savait dans la région. Je connaissais le patron et les putes, et on avait un accord. On leur foutait la paix, en échange de quoi, on pouvait utiliser une chambre tranquillement. Quand Jeremiah avait besoin de larbins , il envoyait une fille mineure faire le tapin. J’avais trouvé une fille très belle. Elle savait exactement quel genre de clients choisir. Des pères de famille, impressionnables. Elle les emmenait dans la chambre, elle disait au client : « Je suis mineure, je suis encore au lycée, ça t’excite ? » Le gars répondait oui, et la fille lui réclamait alors des trucs indécents. Moi j’étais caché quelque part dans la chambre, en général derrière un rideau, avec une caméra. Quand c’était le bon moment, j’apparaissais alors en criant « Surprise ! », braquant ma caméra sur le gars. Le type faisait une tronche, vous ne pouvez pas imaginer ! J’adorais ça, moi. Je me fendais la gueule. Je disais à la fille de sortir, puis je regardais le gars, tout nu, tout laid, qui tremblait. Je commençais par menacer de le tabasser, puis je lui disais qu’on pouvait trouver un arrangement. Je ramassais son pantalon et j’en sortais son porte-monnaie. J’examinais ses cartes de crédit, son permis de conduite, les photos de sa femme et de ses enfants. Je confisquais tout, puis je lui expliquais : soit il travaillait pour nous, soit j’apportais l’enregistrement à sa femme et à son patron. Je fixais rendez-vous au gars au Club pour le lendemain. Et les jours qui suivaient, il me voyait posté tous les matins et tous les soirs devant sa maison. Les gars étaient terrorisés. Ils filaient droit.
Читать дальше