— Tu ne veux pas aller à la plage, Dakota ? Ou en ville ? me demandèrent-ils.
— J’écris, leur expliquai-je, je suis très occupée.
Pour la première fois, j’écrivais une pièce de théâtre, que j’avais intitulée Monsieur Constantin , et dont la trame était la suivante : monsieur Constantin est un vieil homme qui vit seul dans une immense maison des Hamptons, où ses enfants ne viennent jamais lui rendre visite. Un jour, las de se sentir abandonné, il leur fait croire qu’il est mourant : les enfants, chacun espérant hériter de la maison, se précipitent à son chevet et cèdent à tous ses caprices.
C’était une pièce comique. J’étais passionnée : j’y consacrai une année entière. Mes parents me voyaient sans cesse derrière mon ordinateur.
— Tu travailles trop ! me disaient-ils.
— Je ne travaille pas, je m’amuse, expliquai-je.
— Alors, tu t’amuses trop !
Je profitai de l’été 2011 pour terminer Monsieur Constantin , et à la rentrée scolaire de septembre, je la fis lire à mon professeur de littérature, que j’admirais beaucoup. Sa première réaction, une fois sa lecture terminée, fut de me convoquer avec mes parents.
— Avez-vous lu le texte de votre fille ? demanda-t-elle à mes parents.
— Non, répondirent-ils. Elle voulait vous le faire lire d’abord. Est-ce qu’il y a un problème ?
— Un problème ? Vous voulez rire : c’est magnifique ! Quel texte extraordinaire ! Je crois que votre fille a un don. C’est la raison pour laquelle je voulais vous voir : comme vous le savez peut-être, je suis impliquée dans le club de théâtre de l’école. Chaque année, au mois de juin, nous jouons une pièce, et je voudrais que cette année ce soit celle de Dakota.
Je ne pouvais pas y croire : ma pièce allait être jouée. À l’école, on ne parla bientôt plus que de ça. Moi qui étais une élève plutôt discrète, ma cote de popularité explosa.
Les répétitions commenceraient en janvier. Il me restait quelques mois pour peaufiner mon texte. Je ne fis plus que cela, y compris durant les vacances d’hiver. Je tenais vraiment à ce que ce soit parfait. Tara venait chez moi tous les jours : nous nous enfermions dans ma chambre. Assise à mon bureau, scotchée à l’écran de mon ordinateur, je lisais les répliques à haute voix. Tara, étendue sur mon lit, écoutait attentivement et me donnait son avis.
Tout bascula le dernier dimanche des vacances. La veille du jour où je devais rendre mon texte. Tara était chez moi, comme tous les jours qui avaient précédé. C’était la fin de l’après-midi. Elle me dit avoir soif, et j’allai à la cuisine lui chercher de l’eau. Lorsque je revins dans la chambre, elle s’apprêtait à partir.
— Tu t’en vas déjà ? lui demandai-je.
— Oui, je n’ai pas vu l’heure. Je dois rentrer.
Elle me parut soudain étrange.
— Tout va bien, Tara ? lui demandai-je.
— Oui, tout va bien, m’assura-t-elle. On se voit à l’école demain.
Je la raccompagnai à la porte. Lorsque je retournai à mon ordinateur, le texte n’était plus à l’écran. Je pensai à un problème informatique, mais en voulant rouvrir le document, je m’aperçus qu’il avait disparu. Je crus alors que je regardais dans le mauvais dossier. Mais je me rendis vite compte que mon texte était introuvable. Et lorsque je voulus regarder dans la poubelle de l’ordinateur et que je vis que celle-ci venait d’être vidée, je compris aussitôt : Tara avait effacé ma pièce de théâtre, et il n’y avait plus aucun moyen de la récupérer.
Je fondis en larmes, avant de faire une crise de nerfs. Mes parents accoururent dans ma chambre.
— Rassure-moi, me dit mon père : tu as une copie quelque part ?
— Non ! hurlai-je, tout était là ! J’ai tout perdu.
— Dakota, commença-t-il à me sermonner, je t’avais pourtant…
— Jerry, l’interrompit ma mère qui avait saisi la gravité de la situation, je crois que ce n’est pas le moment.
J’expliquai à mes parents ce qui s’était passé : Tara qui m’avait réclamé de l’eau, moi qui m’étais absentée un instant, puis son départ précipité et la pièce qui n’était plus là. Ma pièce de théâtre n’avait pas pu subitement s’envoler. Ça ne pouvait être que Tara.
— Mais pourquoi aurait-elle fait une chose pareille ? s’interrogea ma mère, qui voulait à tout prix essayer de comprendre.
Elle téléphona aux Scalini, leur expliqua la situation. Ils défendirent leur fille, jurèrent qu’elle n’aurait jamais fait une chose pareille, et blâmèrent ma mère de lancer des accusations sans preuves.
— Gerald, dit ma mère au téléphone, cette pièce ne s’est pas effacée toute seule. Est-ce que je peux parler à Tara, s’il te plaît ?
Mais Tara ne voulait parler à personne.
Mon dernier espoir fut la copie imprimée de la pièce que j’avais donnée au mois de septembre à mon professeur de littérature. Mais elle ne la retrouva plus. Mon père apporta mon ordinateur à l’un des spécialistes informatiques de Channel 14, mais ce dernier s’avoua impuissant. « Quand la poubelle est vidée, elle est vidée, dit-il à mon père. Vous n’aviez jamais fait de copie du document ? »
Ma pièce n’existait plus. Une année de travail volée. Une année de travail partie en fumée. C’était un sentiment indescriptible. Comme si quelque chose s’était éteint en moi.
Mes parents et mon professeur de littérature n’avaient que des solutions stupides à proposer : « Essaie de réécrire ta pièce sur la base de tes souvenirs. Tu la connaissais par cœur. » On voyait bien qu’ils n’avaient jamais écrit. C’était impossible de faire rejaillir en quelques jours une année de création. On me proposa d’écrire une nouvelle pièce pour l’année suivante. Mais je n’avais plus envie d’écrire de toute façon. J’étais déprimée.
Des mois suivants je ne me souviens que d’un sentiment d’amertume. Une douleur au fond de mon âme : celle d’une injustice profonde. Tara devait payer les conséquences. Je ne voulais même pas savoir pourquoi elle avait fait ça, je voulais juste une réparation. J’avais envie qu’elle souffre comme je souffrais.
Mes parents allèrent voir le principal de l’école, mais celui-ci se dégagea de toute responsabilité :
— De ce que je comprends, expliqua-t-il, ceci s’est produit en dehors du cadre scolaire, je ne peux donc pas intervenir. Il faut régler ce petit différend directement avec les parents de Tara Scalini.
— Petit différend ? s’agaça ma mère. Tara a bousillé une année de travail de ma fille ! Elles sont toutes les deux élèves ici, vous devez prendre des mesures.
— Écoutez, madame Eden, peut-être que ces deux-là ont besoin de s’éloigner l’une de l’autre, elles n’arrêtent pas de se faire des crasses. D’abord Dakota qui vole l’ordinateur de Tara…
— Elle n’a pas volé cet ordinateur ! s’emporta ma mère. Tara avait tout manigancé !
Le principal soupira :
— Madame Eden… Réglez ça directement avec les parents de Tara. C’est mieux.
Les parents de Tara ne voulurent rien entendre. Ils défendirent leur fille bec et ongles, me traitèrent d’affabulatrice.
Les mois s’écoulèrent.
Tout le monde oublia cet incident, sauf moi. J’avais cette blessure qui me zébrait le cœur, une entaille profonde qui ne voulait pas se refermer. J’en parlais sans cesse, mais mes parents finirent par me dire que je devais arrêter de ressasser cette histoire, que je devais aller de l’avant.
En juin, le club de théâtre de l’école joua finalement une adaptation de Jack London. Je refusai d’assister à la première. Ce soir-là, je restai enfermée dans ma chambre, à pleurer. Mais ma mère, au lieu de me réconforter, me dit : « Dakota, ça fait six mois maintenant, il faut aller de l’avant. »
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