Mais je n’y arrivais pas. Je restais plantée devant mon écran d’ordinateur sans savoir quoi écrire. Je me sentais vidée. Vidée de toute envie et de toute inspiration.
Je m’ennuyais ferme. Je réclamais de l’attention à mes parents, mais mon père était occupé avec son travail et ma mère n’était jamais là. Je ne m’étais jamais vraiment rendu compte à quel point ils étaient occupés.
Au Jardin d’Eden , cet été-là, je passai mon temps sur Internet. Je consacrais mes journées à réseauter sur Facebook notamment. C’était ça ou l’ennui. Je pris conscience qu’en dehors de Tara, je n’avais pas noué beaucoup d’amitiés ces derniers temps. J’avais sans doute été trop occupée à écrire. Désormais, j’essayais de rattraper le temps perdu de façon virtuelle.
Plusieurs fois par jour, j’allais fouiner sur la page Facebook de Tara. Je voulais savoir ce qu’elle faisait, qui elle voyait. Depuis ce dimanche de janvier où elle était venue chez moi pour la dernière fois, nous ne nous étions plus adressé la parole. Néanmoins, je l’espionnais à travers son compte Facebook, et je haïssais tout ce qu’elle y diffusait. C’était peut-être ma façon d’exorciser toute la peine qu’elle m’avait faite. Ou alors étais-je en train de cultiver ce ressentiment ?
En novembre 2012, il y avait dix mois que nous ne nous adressions plus la parole. Un soir, alors que j’étais enfermée dans ma chambre à dialoguer avec diverses personnes sur Facebook, je reçus un message de Tara. C’était une très longue lettre.
Je compris rapidement que c’était une lettre d’amour.
Tara m’y racontait sa souffrance, qui durait depuis des années. Qu’elle ne se pardonnait pas ce qu’elle m’avait fait. Qu’elle voyait depuis le printemps un psychiatre qui l’aidait à y voir plus clair. Elle disait qu’il était temps qu’elle s’accepte telle qu’elle était. Elle me révélait alors son homosexualité et m’annonçait qu’elle m’aimait. Qu’elle me l’avait dit à de nombreuses reprises mais que je n’avais jamais compris. Elle m’expliqua qu’elle avait fini par être jalouse de la pièce que j’écrivais, parce qu’elle était sur mon lit, qu’elle s’offrait à moi mais que moi je n’avais d’yeux que pour mon texte. Elle me confia sa difficulté à exprimer sa véritable identité, me demandait pardon pour son comportement. Elle disait vouloir tout réparer, et qu’elle espérait que l’aveu de ses sentiments me permettrait de comprendre son geste insensé pour lequel elle disait se haïr tous les jours. Elle regrettait que cet amour pour moi, trop fort, trop encombrant, et dont elle n’avait jamais osé se confier, lui eût fait perdre les pédales.
Je relus la lettre plusieurs fois. J’étais troublée, mal à l’aise. Je n’avais pas envie de lui pardonner. Je crois que j’avais trop entretenu cette colère en moi pour qu’elle puisse se dissiper d’un coup. Alors, après une courte hésitation, je transférai via la messagerie de Facebook la lettre de Tara à toutes mes camarades de classe.
Le lendemain matin, toute l’école avait lu la lettre. Tara était désormais Tara la lesbienne , avec tous les dérivés péjoratifs du terme que l’on puisse imaginer. Je ne crois pas que c’était ce que j’avais initialement voulu, mais je me rendis compte que cela me faisait du bien de voir Tara ainsi clouée au pilori. Et puis, surtout, elle avouait avoir détruit mon texte. Enfin, la vérité éclatait au grand jour. La coupable était confondue et la victime un peu réconfortée. Mais ce que tout le monde retint de la lettre que j’avais dévoilée, c’était l’orientation sexuelle de Tara.
Le soir même, Tara m’écrivit à nouveau sur Facebook : « Pourquoi tu m’as fait ça ? » Je lui répondis du tac au tac : « Parce que je te hais. » Je crois qu’à ce moment-là je ressentais vraiment de la haine. Et cette haine me consumait. Tara fut bientôt l’objet de toutes les moqueries et de tous les quolibets et, en la croisant dans les couloirs de l’école, je me disais que c’était bien fait pour elle. Je restais obsédée par ce soir de janvier où elle avait effacé mon texte. Ce soir où elle m’avait volé ma pièce de théâtre.
C’est à cette période que je me liai avec Leyla. Elle était dans une classe parallèle à la mienne : c’était la fille que tout le monde regardait, charismatique et toujours bien habillée. Elle vint me trouver un jour à la cafétéria. Elle me dit qu’elle avait trouvé génial que je diffuse la lettre de Tara. Elle l’avait toujours trouvée prétentieuse. « Tu fais quoi samedi soir ? me demanda Leyla. Tu veux venir traîner chez moi ? »
Les samedis chez Leyla devinrent un rituel immuable. On s’y retrouvait à plusieurs filles de l’école, on s’enfermait dans sa chambre, on buvait de l’alcool qu’elle piquait à son père, on fumait des cigarettes dans la salle de bains, et on écrivait à Tara des messages d’insultes sur Facebook. Salope, pute, bouffeuse de gazon. Tout y passait. On lui disait qu’on la haïssait, on la traitait de tous les noms. On adorait ça. On va te crever, pute. Pétasse. Pute.
Voilà quel genre de fille j’étais devenue. Un an plus tôt, mes parents me poussaient à sortir, à me faire des amies, mais moi je préférais passer mes week-ends à écrire. À présent, j’allais picoler dans la chambre de Leyla et je passais mes soirées à insulter Tara. Plus je m’en prenais à elle, plus j’avais l’impression de la voir rapetisser. Moi qui l’avais tellement admirée, je jouissais désormais de la dominer. Dans les couloirs de l’école, je me mis à la bousculer. Un jour, Leyla et moi la traînâmes dans les toilettes et lui collâmes une raclée. Je n’avais jamais frappé personne. Au moment de la première gifle, j’avais eu peur de sa réaction, qu’elle se défende, qu’elle me maîtrise. Mais elle s’était laissé battre. Je m’étais sentie forte à la voir pleurer, supplier que j’arrête de la cogner. J’avais aimé ça. Ce sentiment de puissance. La voir misérable. Les corrections reprirent chaque fois que nous en avions l’occasion. Un jour, pendant que je la tapais, elle s’était pissée dessus. Et le soir sur Facebook, je l’inondais d’insultes encore. Tu ferais mieux de crever, pute. C’est ce qui peut t’arriver de mieux .
Cela a duré trois mois.
Un matin de la mi-février, il y avait des voitures de police devant l’école. Tara s’était pendue dans sa chambre.
*
Il n’a pas fallu très longtemps pour que la police remonte jusqu’à moi.
Quelques jours après le drame, alors que je m’apprêtais à partir à l’école, des inspecteurs sont venus me chercher à la maison. Ils m’ont montré des dizaines de pages imprimées des messages que j’avais envoyés à Tara. Papa a prévenu son avocat, Benjamin Graff. Quand les policiers sont partis, il a dit que nous pouvions être tranquilles, que la police ne parviendrait pas à prouver le lien de causalité entre mes messages sur Facebook et le suicide de Tara. Je me souviens qu’il a eu une phrase du genre :
— Heureusement que la petite Scalini n’a pas laissé une lettre d’adieu expliquant son geste, sinon Dakota aurait été très mal barrée.
— Heureusement ? hurla ma mère. Mais tu te rends compte de ce que tu dis, Benjamin ? Vous me donnez tous envie de vomir !
— J’essaie juste de faire mon boulot, se justifia Benjamin Graff, et d’éviter que Dakota ne finisse en prison.
Mais elle avait bien laissé une lettre, que ses parents retrouvèrent quelques jours plus tard en mettant de l’ordre dans sa chambre. Tara y expliquait longuement qu’elle préférait mourir plutôt que de continuer à être quotidiennement humiliée par moi.
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