Elle passa rapidement au troisième produit. Là, ses sourcils formèrent un accent circonflexe. Comme les deux autres, l’halothane était un agent anesthésique. Sa toxicité pour le cœur et le foie l’avait toutefois fait disparaître des blocs opératoires, sauf dans les pays en voie de développement. La commercialisation à usage humain avait cependant été stoppée partout à partir de 2005. Comme la xylazine, l’halothane n’était plus destiné qu’à un usage vétérinaire.
Diane se renversa en arrière, calée contre les oreillers, et réfléchit. À sa connaissance, il n’y avait pas d’animaux à l’Institut — même pas un chien ou un chat (elle avait cru comprendre que certains pensionnaires éprouvaient une terreur phobique des animaux domestiques). Elle attrapa son ordinateur et reprit une par une les informations dont elle disposait. Tout à coup, son œil s’arrêta sur quelque chose. Elle avait failli louper le plus important : les trois produits n’étaient employés concomitamment que dans un seul cas. Pour anesthésier un cheval… L’information se trouvait dans un site spécialisé à destination des vétérinaires. Le rédacteur, lui-même spécialiste de médecine équine, recommandait une prémédication à la xylazine à raison de 0,8 mg/kg suivie d’une injection IV de thiopental sodique et enfin d’halothane au taux de 2,5 % pour un cheval d’environ 490 kilos.
Un cheval …
Dans son estomac, quelque chose qui ressemblait aux créatures décrites par György commença à se réveiller. Xavier… Elle revint en pensée à la conversation surprise par la bouche d’aération. Il avait paru si désemparé ce jour-là, si perdu, lorsque ce flic lui avait annoncé que quelqu’un à l’Institut était mêlé à la mort de ce cheval. Elle ne pouvait pas imaginer une seule raison pour laquelle le psychiatre se serait rendu là-haut et aurait tué cet animal. D’ailleurs, le flic avait parlé de deux personnes. En revanche, elle commençait à entrevoir autre chose… Si c’était bien Xavier qui avait fourni les drogues ayant permis d’anesthésier le cheval avant de le tuer, c’était sans aucun doute lui aussi qui avait sorti I’adn d’Hirtmann.
Cette idée fit s’agiter la chose vivante au creux de son estomac. Dans quel but ? Quel était le rôle de Xavier dans tout ça ?
Le psychiatre savait-il à ce moment-là qu’après un cheval un homme serait tué ? Quelle raison avait-il de se rendre complice de crimes commis dans ces vallées, lui qui n’était ici que depuis quelques mois ?
Elle n’arriva pas à fermer l’œil après ça. Elle tourna et retourna dans son lit, roulant tantôt sur le dos tantôt sur le ventre et contemplant la faible lueur grise de l’autre côté de la fenêtre contre laquelle le vent sifflait. Trop de questions désagréables maintenaient son cerveau en éveil. Vers 3 heures, elle prit un demi-somnifère.
Assis dans son fauteuil, Servaz écoutait le commentaire de la flûte dans le premier récitatif de l’ Adieu. Quelqu’un l’avait un jour comparé à un « rossignol de rêve ». Ensuite venaient, comme des battements d’ailes, la harpe et la clarinette. Les chants d’oiseaux , se souvint-il soudain. Pourquoi était-il de nouveau perturbé par le souvenir de ces chants ? Chaperon aimait la nature, l’alpinisme. Et après ? En quoi ces enregistrements pouvaient-ils revêtir la moindre importance ?
Servaz avait beau réfléchir, il ne voyait pas. Pourtant, il en était sûr : quelque chose était là, tapi dans l’ombre, qui attendait un nouvel éclairage. Et ce quelque chose avait un rapport avec ces enregistrements trouvés chez le maire. Il avait hâte de savoir si c’étaient bien des chants d’oiseaux qui se trouvaient sur les cassettes. Mais ce n’était pas seulement ça qui le tracassait. Il y avait autre chose…
Il se leva et marcha jusqu’au balcon. Il avait cessé de pleuvoir mais une légère brume collait aux trottoirs mouillés et entourait les éclairages de la ville de halos vaporeux. Une humidité froide montait de la rue. Il repensa à Charlène Espérandieu. À l’étonnante intimité du baiser qu’elle avait déposé sur sa joue et, de nouveau, il eut les boyaux noués.
En franchissant la porte-fenêtre, il comprit son erreur : ce n’étaient pas les chants d’oiseaux, c’étaient les cassettes qui avaient attiré son attention. Le nœud dans ses boyaux durcit comme si on lui avait verse du ciment à prise rapide dans l’œsophage. Son pouls s’accéléra. Il fouilla dans son calepin jusqu’à trouver le numéro et le composa.
— Allô ? dit une voix d’homme.
— Je peux passer chez vous dans une heure et demie environ ?
Un silence.
— Mais il sera plus de minuit !
— Je voudrais jeter un nouveau coup d’œil à la chambre d’Alice.
— À cette heure-ci ? Ça ne peut pas attendre demain ?
La voix au bout du fil était franchement atterrée. Servaz pouvait se mettre à la place de Gaspard Ferrand : sa fille était morte depuis quinze ans. Quelle urgence pouvait-il bien y avoir, tout à coup ?
— J’aimerais quand même y jeter un coup d’œil cette nuit, insista-t-il.
— Très bien. Je ne me couche jamais avant minuit, de toute façon. Je vous attends jusqu’à minuit trente. Après, je vais me coucher.
Vers minuit vingt-cinq, il atteignit Saint-Martin mais, au lieu d’entrer dans la ville, il emprunta la rocade et prit la direction du village endormi à cinq kilomètres de là.
Gaspard Ferrand ouvrit au premier coup de sonnette. Il avait l’air intrigué et curieux au plus haut point.
— Il y a du nouveau ?
— Je voudrais revoir la chambre d’Alice, si ça ne vous dérange pas.
Ferrand darda sur lui un regard interrogatif. Il portait une robe de chambre sur un pull et un vieux jean. Il était pieds nus dans des pantoufles. Il montra l’escalier. Servaz le remercia et grimpa rapidement les marches. Dans la chambre, il se dirigea droit sur la tablette de bois au-dessus du petit bureau peint en orange.
Le lecteur de cassettes audio .
Cet appareil ne faisait ni radio ni lecteur de CD, contrairement à la chaîne stéréo sur le sol ; c’était un antique lecteur de cassettes qu’Alice avait dû récupérer quelque part.
Sauf que Servaz n’avait pas vu de cassettes lors de sa première visite. Il le soupesa. Le poids de l’appareil semblait normal — mais cela ne voulait rien dire. Il ouvrit à nouveau tous les tiroirs du bureau et des tables de nuit, un par un. Pas de cassettes. Nulle part. Peut-être y en avait-il eu à un moment donné et Alice les avait-elle jetées lorsqu’elle était passée aux CD ?
Alors, pourquoi avoir conservé cet appareil encombrant ? La chambre d’Alice ressemblait à un musée des années 1990 — avec ses posters, ses CD, sa Game Boy et ses couleurs…
Un seul anachronisme : le lecteur …
Servaz l’attrapa par la poignée qui se trouvait sur le dessus et l’examina sous toutes les coutures. Puis il appuya sur le bouton d’ouverture du compartiment. Vide. Il redescendit au rez-de-chaussée. Le son de la télé montait du salon. Une émission littéraire et culturelle à l’horaire tardif.
— Il me faudrait un petit tournevis cruciforme, dit Servaz sur le seuil de la pièce. Vous auriez ça ?
Ferrand était assis dans le sofa. Cette fois, le professeur de lettres lui décocha un regard franchement inquisiteur.
— Qu’est-ce que vous avez découvert ?
Sa voix était impérieuse, impatiente. Il voulait savoir.
— Rien, absolument rien, répondit Servaz. Mais si je trouve quelque chose, je vous le dirai.
Ferrand se leva et sortit de la pièce. Une minute plus tard, il était de retour avec un tournevis. Servaz remonta sous les combles. Il n’eut aucune difficulté à défaire les trois vis. Comme si elles avaient été serrées par une main d’enfant…
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