— Ton intuition était la bonne, en fin de compte, fît valoir Servaz. Et, apparemment, les membres du quatuor ne quittaient jamais leur cape quand ils passaient à l’acte et ne montraient jamais leur visage à leurs victimes.
— Tout de même : qu’aucune de leurs victimes ne se soit jamais plainte !
— C’est souvent le cas dans ce genre d’affaires, tu le sais aussi bien que moi. La vérité est découverte bien des années plus tard, quand les victimes ont grandi, qu’elles ont pris de l’assurance et qu’elles n’ont plus autant peur de leurs bourreaux.
— Je suppose que tu as déjà examiné la liste des enfants passés par la colonie ? souleva Saint-Cyr.
— Quelle liste ?
Le juge lui jeta un regard étonné.
— Celle que j’ai établie de tous les enfants passés par la colonie, celle qui est dans le carton que je t’ai donné.
— Il n’y avait pas de liste dans le carton, répondit Servaz.
Saint-Cyr parut offusqué.
— Bien sûr que si ! Tu crois que je perds la boule ? Tous les documents y sont, j’en suis sûr. Y compris celui-là. À l’époque, j’ai cherché à établir une corrélation entre les suicidés et les enfants passés par la colonie, comme je te l’ai dit. Je me suis dit qu’il y avait peut-être eu d’autres suicides avant, qui étaient passés inaperçus parce que isolés, d’autres enfants de la colonie qui se seraient donné la mort. Cela aurait confirmé mon intuition que ces suicides avaient un lien avec les Isards. J’ai donc été à la mairie et j’ai obtenu la liste de tous les enfants passés par la colonie depuis sa création jusqu’aux événements. Cette liste est dans le carton.
Saint-Cyr n’aimait pas qu’on mette sa parole en doute. Ni ses facultés intellectuelles, remarqua Servaz. Et le bonhomme semblait sûr de lui.
— Désolé, mais on n’a rien trouvé dans le carton qui ressemble à cette liste.
Le juge le fixa et secoua la tête.
— Ce que tu as, ce sont des photocopies. J’étais méticuleux à l’époque. Pas comme maintenant. Je faisais des photocopies de toutes les pièces du dossier. Je suis sûr que la liste y était. (Il se leva.) Suis-moi.
Ils longèrent un couloir avec un beau dallage en pierre grise d’aspect ancien. Le juge poussa une porte basse, tourna un commutateur. Servaz découvrit un véritable chaos, un petit bureau poussiéreux dans un désordre indescriptible. Des bibliothèques, des chaises et des guéridons — tous recouverts de livres de droit rangés n’importe comment, de piles de dossiers et de chemises vomissant des amas de feuilles précairement maintenues ensemble. Il y en avait même sur le sol et dans les coins. Saint-Cyr fouilla dans une pile de trente centimètres de haut posée sur une chaise en grommelant. Sans succès. Puis dans une autre. Finalement, au bout de cinq minutes, il se redressa avec une liasse de feuilles agrafées qu’il tendit à Servaz d’un air triomphant.
— Et voilà.
Servaz consulta la liste. Des dizaines de noms sur deux colonnes et trois pages. Son regard glissa le long des colonnes sans qu’au début aucun nom ne l’arrête. Puis un nom familier apparut : Alice Ferrand… Il poursuivit sa lecture. Ludovic Asselin… Encore un suicidé. Il trouva le troisième un peu plus loin : Florian Vanloot… Il cherchait les noms des deux autres adolescents ayant séjourné à la colonie avant de se donner la mort lorsque ses yeux en rencontrèrent un, parfaitement inattendu celui-là…
Un nom qui n’aurait jamais dû se trouver là.
Un nom qui lui donna le vertige. Servaz tressaillit comme s’il venait de recevoir une décharge électrique. Sur le moment, il se crut victime d’une hallucination. Il ferma les yeux, les rouvrit. Mais le nom était toujours là, parmi ceux des autres enfants. Irène Ziegler.
Merde, ce n’est pas possible !
Il resta un long moment assis au volant de la Cherokee, le regard perdu à travers le pare-brise. Il ne voyait pas les flocons qui descendaient de plus en plus nombreux ni la couche de neige qui s’épaississait sur la route. Un cercle de lumière s’étalait sur la neige, sous un lampadaire ; les lumières du moulin s’éteignirent les unes après les autres — sauf une. Sans doute celle de la chambre. Servaz se dit que le vieux juge devait lire dans son lit. Il ne fermait pas ses volets. C’était inutile : un cambrioleur aurait dû nager à travers le courant puis grimper le long du mur pour atteindre les fenêtres. C’était au moins aussi efficace qu’un chien ou une alarme.
Irène Ziegler … Son nom était dans la liste… Il se demanda ce que cela signifiait. Il se revit après sa première visite chez Saint-Cyr, revenant à la gendarmerie, le carton sous le bras. Il la revit s’emparant d’autorité du carton et sortant une par une toutes les pièces de l’enquête sur les suicidés. Saint-Cyr était formel : la liste des enfants ayant séjourné à la colonie était dedans à ce moment-là. Et si le vieux était gâteux ? Il perdait peut-être la mémoire et ne voulait pas l’admettre. Il avait peut-être rangé la liste ailleurs. Mais il y avait une autre hypothèse, plus dérangeante celle-là. Celle selon laquelle Servaz ne l’avait jamais vue parce que Irène Ziegler l’avait subtilisée. Il se remémora le peu d’empressement qu’elle avait mis à se souvenir des suicidés quand il les avait évoqués pour la première fois, cette nuit-là, à la gendarmerie. Soudain, une autre image surgit : il était prisonnier des télécabines et il essayait de la joindre. Elle aurait dû arriver bien avant lui, elle était plus près, mais elle n’était pas là quand il était monté à bord de la cabine. Au téléphone, elle lui avait expliqué qu’elle avait eu un accident de moto, qu’elle était en route. Il ne l’avait revue qu’après : Perrault était mort à ce moment-là.
Il se rendit compte que ses jointures étaient blanches à force de serrer le volant. Il se frotta les paupières. Il était épuisé, à bout de nerfs, son corps n’était plus qu’un nœud de douleur et le doute se répandait dans son esprit tel un poison mortel. D’autres pensées surgirent : elle s’y connaissait en chevaux, elle pilotait sa voiture et son hélico comme un homme, elle connaissait la région comme sa poche. Il se remémora la façon dont, le matin même, elle avait élevé la voix pour se charger de la visite à la mairie. Elle savait déjà ce qu’elle allait y trouver. C’était la seule trace qui pouvait mener jusqu’à elle. Avait-elle aussi fouillé dans les papiers de Chaperon dans l’espoir de remonter jusqu’à lui ? Était-ce elle qui avait tenté de le tuer à la colonie ? qui tenait la corde et le sac ? Il n’arrivait pas à y croire.
La fatigue ralentissait ses pensées. Il ne parvenait plus à raisonner correctement. Que devait-il faire ? Il n’avait aucune preuve de la culpabilité de la jeune gendarme.
Il regarda l’horloge du tableau de bord, décrocha le téléphone et appela Espérandieu.
— Martin ? Qu’est-ce qui se passe ?
Servaz lui parla du juge à la retraite et de ses dossiers, puis il lui expliqua la découverte qu’il venait de faire. Il y eut un long silence au bout du fil.
— Tu crois que c’est elle ? dit finalement Espérandieu, sceptique.
— Elle n’était pas avec moi quand j’ai vu Perrault dans la cabine avec l’assassin. Celui qui portait une cagoule. Celui qui s’est planqué derrière Perrault quand on s’est croisés pour que je ne voie pas ses yeux. Elle aurait dû arriver la première, mais elle n’y était pas. Elle n’est arrivée sur les lieux que bien après. (Tout à coup, une autre pensée lui vint.) Elle est passée par la colonie et elle n’en a rien dit. Elle connaît les chevaux, elle connaît ces montagnes, elle est sportive et elle sait sans doute se servir d’une corde d’alpinisme…
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