— Vous vous appelez Hugo Bokhanowsky, commença-t-il, vous êtes né le 20 juillet 1992 à Marsac.
Pas de réaction. Servaz lut la ligne suivante. Et sursauta.
— Vous êtes en deuxième année de classe préparatoire littéraire au lycée de Marsac…
Il aurait dix-huit ans dans un mois. Et il était déjà en khâgne. Un garçon très intelligent… Il n’était pas dans la même classe que Margot — qui était en première année — mais ils étaient néanmoins dans le même bahut. Il y avait par conséquent de fortes chances pour que Margot ait eu Claire Diemar comme prof. Il se promit de lui poser la question.
— Vous voulez un café ?
Pas de réaction. Servaz se tourna vers Vincent.
— Va lui chercher un café et un verre d’eau.
Espérandieu se leva. Servaz scruta le jeune homme. Il gardait les yeux baissés, les mains coincées entre ses genoux serrés, là où un trou de son jean laissait voir ses jambes bronzées, en un geste de défense évident.
Il est mort de trouille.
Mince, une belle gueule qui devait plaire aux filles, des cheveux coupés si courts qu’ils formaient un duvet clair et soyeux sur son crâne rond, lequel brillait dans la lumière des néons. Une barbe de trois jours. Il portait un tee-shirt avec une inscription en anglais faisant référence à une université américaine.
— Tu as bien conscience que toutes les apparences sont contre toi ? On t’a trouvé dans la maison de Claire Diemar alors qu’elle a été victime d’une agression d’une extrême barbarie dans la soirée. D’après le rapport que j’ai sous les yeux, tu étais à l’évidence sous l’emprise de l’alcool et de la drogue à ce moment-là.
Il dévisagea le jeune homme. Il ne bougeait pas. Peut-être était-il encore sous l’emprise des stupéfiants. Peut-être n’était-il tout simplement pas redescendu.
— Tes empreintes de pas ont été retrouvées un peu partout dans la maison…
— Des traces de boue et d’herbe provenant de tes chaussures après que tu as été dans le jardin.
Servaz jeta un regard interrogateur à Bécker. Celui-ci lui répondit par un haussement d’épaules.
— Des traces identiques dans l’escalier et dans la salle de bains où Claire Diemar a été retrouvée morte…
— Ton téléphone portable atteste que tu as appelé la victime à dix-huit reprises rien qu’au cours des deux dernières semaines.
— Pour parler de quoi ? Nous savons qu’elle était ta professeur… Tu l’appréciais en tant que prof ?
Pas de réponse.
Merde, on ne va rien en tirer.
Il pensa fugitivement à Marianne : son fils avait tout du coupable, il se comportait comme tel. Il envisagea un instant de l’appeler pour lui demander de le convaincre de coopérer.
— Que faisais-tu chez Claire Diemar ?
— Putain, t’es sourd ou quoi ? Tu vois pas dans quelle merde tu es !
La voix de Samira. Elle avait jailli. Âpre et grinçante comme une scie. Hugo sursauta. Il daigna lever les yeux et, l’espace d’un instant, parut légèrement décontenancé en découvrant la bouche large, les yeux globuleux et le petit nez de la Franco-Sino-Marocaine. Pour ne rien arranger, elle avait tendance à abuser du mascara et de l’ombre à paupières. Mais cela ne dura qu’une fraction de seconde. Avant que le regard d’Hugo ne s’abaisse à nouveau sur ses genoux.
L’orage à l’extérieur, le silence à l’intérieur. Personne ne semblait vouloir le rompre.
Servaz échangea un regard avec Samira.
— Je ne suis pas là pour t’accabler, dit-il finalement. Nous voulons juste établir la vérité. Amicus Plato sed major amicus veritas.
« J’aime Platon, mais j’aime encore plus la vérité. »
Était-ce la formule latine ?
Cette fois, il avait obtenu une réaction.
Hugo le regardait…
Des yeux extrêmement bleus. Le regard de sa mère, songea Servaz bien qu’elle eût les yeux verts. Du reste, il reconnaissait dans le dessin des lèvres et la forme du visage les gènes de Marianne. Il se sentit troublé par cette ressemblance physique.
— J’ai parlé à ta mère, dit-il soudain sans réfléchir. Nous avons été amis, elle et moi, dans le temps. De très bons amis.
— C’était avant qu’elle rencontre ton père…
— Elle ne m’a jamais parlé de vous.
La première phrase prononcée par Hugo Bokhanowsky était tombée comme un couperet. Servaz eut l’impression de recevoir un coup de poing à l’estomac.
Il savait qu’Hugo disait la vérité.
Il se racla la gorge.
— J’ai étudié à Marsac moi aussi, dit-il. Comme toi. Et aujourd’hui, ma fille y étudie. Margot Servaz. Elle est en première année.
Cette fois, il avait toute l’attention du jeune homme.
— Margot est votre fille ?
— Tu la connais ?
Le jeune homme haussa les épaules.
— Qui ne connaît pas Margot ? Elle ne passe pas inaperçue à Marsac… Margot est une fille bien… Elle ne nous a pas dit qu’elle avait un père flic.
Les yeux bleus d’Hugo étaient à présent posés sur lui et ne le lâchaient plus. Le policier se rendit compte qu’il s’était trompé : le gamin n’avait pas peur, il avait tout simplement décidé de ne pas parler. Et, même s’il n’avait que dix-sept ans, il paraissait beaucoup plus mûr. Servaz poursuivit en douceur.
— Pourquoi tu refuses de parler ? Tu as conscience que tu ne fais qu’aggraver ton cas en agissant de la sorte ? Tu veux qu’on appelle un avocat ? Tu t’entretiens avec lui, ensuite on parlera.
— À quoi bon ? J’étais sur les lieux quand elle est morte ou peu de temps après… Je n’ai pas d’alibi… Tout m’accuse… Donc, je suis coupable, non ?
— C’est vrai, tu l’es ?
Les yeux bleus plongèrent dans les siens. Servaz n’y lut ni culpabilité ni innocence. Il n’y avait rien à déchiffrer dans ce regard, sinon une attente.
— En tout cas, c’est ce que vous pensez… Alors, qu’est-ce que ça peut foutre que ce soit vrai ou non ?
— Une grande différence, dit Servaz.
Mais c’était un mensonge, il en était conscient. Les prisons françaises étaient pleines d’innocents — et les rues pleines de coupables. Juges et avocats faisaient semblant de se draper dans leur robe et leur vertu pour assener leurs discours sur la morale et le droit, mais ils n’en acceptaient pas moins un système dont ils savaient pertinemment qu’il produisait de l’erreur judiciaire à la pelle.
— Tu as appelé ta mère pour lui dire que tu t’étais réveillé dans cette maison et qu’il y avait une femme morte à l’intérieur, c’est exact ?
— Oui.
— Tu étais où quand tu t’es réveillé ?
— Dans le salon, en bas.
— Où ça, dans le salon ?
— Dans le canapé. Assis.
Hugo regarda Bécker.
— Je leur ai déjà dit.
— Et ensuite, tu as fait quoi ?
— J’ai appelé M lleDiemar.
— Tu es resté assis ?
— Non. Les portes-fenêtres du jardin étaient ouvertes, la pluie entrait dans la maison. Je suis sorti par là.
— Tu ne t’es pas demandé où tu te trouvais ?
— J’ai reconnu la maison.
— Tu étais déjà venu ?
— Oui.
— Tu as donc reconnu l’endroit : tu y venais souvent ?
— Assez.
— Ça veut dire quoi « assez » ? Combien de fois ?
— Je ne me rappelle plus.
— Essaie de te souvenir.
— Je ne sais pas… peut-être dix… ou vingt…
— Comment se fait-il que tu venais si souvent la voir ? Et que tu lui téléphonais tout le temps ? Est-ce que M lleDiemar recevait tous les élèves de Marsac chez elle de cette façon ?
— Non, je ne crois pas.
— Alors, pourquoi toi ? De quoi est-ce que vous parliez ?
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