— Ça ne te gêne pas d’être en pension du lundi au samedi ? avait-il demandé tandis qu’ils roulaient parmi les petites rues pavées bordées de cafés et de boutiques.
— Je ne sais pas. (Elle regardait par la vitre baissée.) Je n’y ai pas beaucoup réfléchi. Je suppose que je vais rencontrer des gens intéressants ici, autre chose que ces crétins du lycée. C’était comment, de ton temps ?
La question l’avait pris au dépourvu. Il n’avait pas envie d’en parler.
— C’était bien, avait-il répondu.
Beaucoup de vélos dans les rues, avec la plupart du temps des étudiants juchés dessus, mais aussi quelques professeurs avec des sacoches en cuir bourrées de livres derrière leurs selles ou devant leurs guidons. Marsac accueillait plusieurs facultés : droit, sciences, sciences humaines… Cette ville semblait atteinte de jeunisme. En dehors des vacances, la moitié de la population avait moins de vingt-cinq ans. Ils avaient quitté la ville par le nord. Une plaine verte, avec une ligne de bois touffus dans le fond.
— Là, avait-il annoncé.
Un bâtiment haut et long sur leur droite, à quelque distance de la route, au bout d’une grande prairie. D’aspect très ancien avec ses toits hérissés de cheminées, sa façade percée de fenêtres à meneaux et son architecture complexe. Autour du vénérable édifice se dressaient plusieurs bâtiments bas et modernes en béton, posés sur les pelouses comme d’incongrus dominos. Les souvenirs l’avaient assailli. Il avait revu, derrière le bâtiment, les statues pensives et les bassins aux eaux vertes, les bosquets colonisés par le gui, les courts de tennis envahis par les feuilles mortes en novembre, la piste d’athlétisme, le petit bois où il aimait à se promener, qui menait à une grande colline en pente douce et la vue qu’elle offrait, par-delà la houle des autres collines, jusqu’aux Pyrénées blanches de l’automne au printemps.
Une bouffée de nostalgie lui avait serré le cœur dans un poing de glace.
Sans qu’il s’en rende compte, ses doigts avaient étreint le volant. Il avait longtemps rêvé d’avoir une deuxième chance, puis il avait fini par comprendre qu’il n’y en aurait pas. Il avait laissé passer la sienne. Il finirait sa vie d’homme comme il l’avait commencée : flic. En fin de compte, ses rêves s’étaient révélés aussi inconsistants que des nuages.
Heureusement pour lui, la sensation n’avait duré qu’un instant. L'instant d’après, elle avait disparu.
Ils avaient quitté la route pour remonter l’allée asphaltée. Elle filait entre une barrière peinte en blanc, qui les séparait de la grande prairie et du bâtiment principal sur leur gauche, et une rangée de vieux chênes au-delà d’un fossé sur leur droite. Des chevaux gambadaient dans la prairie. Il n’avait pu s’empêcher de penser à son enquête de l’hiver 2008–2009.
Va au bout de tes rêves, avait-il dit soudain.
Sa voix étranglée…
Margot avait tourné la tête, surprise. Il aurait voulu pouvoir dissimuler la buée dans ses yeux.
— Cette classe préparatoire va vous proposer une formation très exigeante. Elle s’adresse à des élèves très motivés ayant une grande puissance de travail. Les deux années que vous allez passer chez nous seront l’occasion d’un épanouissement et d’apprentissages féconds, de rencontres et d’expériences sans précédent. Le savoir que nous dispensons ne néglige pas le côté humain. Contrairement à d’autres établissements, nous ne sommes pas obsédés par les statistiques, avait expliqué le proviseur avec un sourire.
Servaz était sûr du contraire. Derrière le chef d’établissement, la fenêtre était ouverte. Il apercevait du lierre, percevait le bruit d’une tondeuse, des coups de marteau. Il savait que le bureau du proviseur se trouvait au sommet d’une tour d’angle circulaire et que sa fenêtre donnait sur l’arrière des bâtiments : il connaissait cet endroit comme sa poche.
— Aucun redoublement de la première année n’est accepté, sauf en cas d’accident ou de maladie graves attestés par un certificat médical et après décision du chef d’établissement et du conseil de classe. En revanche, la difficulté des concours d’entrée aux écoles normales supérieures rend le redoublement de la seconde année souvent nécessaire. Cette possibilité est offerte à tous les étudiants qui ont démontré pendant les deux années les qualités requises.
Un rayon de soleil avait caressé la chemise au nom de Margot lorsque le proviseur l’avait ouverte et en avait extrait une feuille volante qu’il avait examinée.
— Venons-en maintenant au choix des options. C’est une question très sérieuse. Pas de choix à la légère, jeune fille. En vérité, même si le choix des options pour le Concours ne se fait qu’à l’entrée de la deuxième année, il sera conditionné par les options que vous allez choisir en première année. Et je vous déconseille de multiplier les options pour vous, disons, couvrir… La charge de travail est importante, un tel choix serait inévitablement préjudiciable à la qualité de celui-ci.
Il avait compté sur le bout de ses doigts.
— En première année, vous avez déjà cinq heures de français, quatre heures de philosophie, cinq d’histoire, quatre de langue vivante 1, trois de langues et culture de l’antiquité, deux de géographie, deux de langue vivante 2 et deux d’éducation physique et…
— J’ai déjà choisi mes options, l’avait interrompu Margot. Modules de spécialités latin et grec, niveau confirmé. Et théâtre. Comme langue vivante 1, j’ai choisi anglais. Langue vivante 2 : allemand.
Le stylo du chef d’établissement griffait le papier.
— Très bien. Ces choix vous engagent pour l’année entière, nous sommes d’accord ?
— Oui.
Il s’était alors tourné vers Servaz avec un sourire ravi.
— Voilà une personne qui sait ce qu’elle veut.
Servaz retourna dans la pièce. 2 h 30 du matin. La fatigue et la peur se peignaient sur les traits du gamin. Servaz sentit immédiatement que l’atmosphère avait changé. Tant de pression et tant de peur. L’heure des aveux. Elle approchait. Les aveux spontanés, les aveux bidon, les aveux véridiques, les aveux fantaisistes, les aveux extorqués… J’avoue parce que ça me soulage du fardeau de ma culpabilité, j’avoue parce que j’en ai marre, parce que je suis trop fatigué, trop impuissant, parce que j’ai une envie irrésistible d’aller pisser, j’avoue parce que ce sale type, là, n’arrête pas de me souffler son haleine infecte à la figure, j’avoue parce qu’il me rend cinglé, avec ses hurlements, et parce qu’il me fait peur, j’avoue parce que c’est ce qu’ils veulent tous, dans le fond, et parce que je vais finir par faire une crise cardiaque, un infarctus du myocarde, une hypoglycémie, une insuffisance rénale, une épilepsie… Il alluma une cigarette et la tendit à Hugo, malgré le pictogramme placardé au mur. Le jeune homme la prit. Il tira sa première bouffée avec la reconnaissance d’un naufragé à qui on tend une gourde d'eau douce, laissant le poison descendre dans sa trachée et dans nos poumons. Servaz constata qu’il n’avalait pas la fumée, mais il eut l’air de se sentir indiscutablement mieux après ça. Hugo l'observait en silence. Dehors, la pluie pilonnait bruyamment une rangée de poubelles.
Ils étaient seuls. Comme toujours lorsque, dans un groupe d'interrogateurs, il apparaissait que le courant passait mieux entre l'un des membres et le prévenu. Peu importait qu’il s’agît du chef de groupe ou d’un subordonné : l’important était d’établir le dialogue.
— Tu veux un autre café ?
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