— Non. Je n’ai pas le temps de me reposer, trancha-t-il.
L’interne haussa les épaules. Il était habitué aux patients récalcitrants.
— Dans ce cas, on va vous faire un strapping des côtes. Ça vous soulagera un peu. Mais il faut laisser le temps faire son œuvre, M. Servaz. Ça va prendre plusieurs semaines, peut-être même des mois. Et surtout, surtout évitez tout choc et toute sollicitation excessive de votre cage thoracique, d’accord ?
On le fit déshabiller et l’infirmière s’approcha de lui avec une grande bande adhésive. Elle mesura la distance entre son sternum et sa colonne vertébrale à l’aide de l’Elastoplast et découpa six rubans de même longueur et de six centimètres de large. Elle colla le premier à même sa peau, en partant du sternum puis en tirant dessus et en passant sous le mamelon droit tout en inclinant la bande légèrement vers le bas. Il grimaça quand elle l’appuya sur ses côtes cassées. Elle fit ainsi le tour de son flanc droit et termina dans le dos, au bord de l’épine dorsale. Elle renouvela l’opération avec le deuxième ruban, en démarrant sous le premier et en remontant cette fois, les croisant pour décrire un X aplati. Elle appliqua de la même façon les six bandes parallèles trois par trois, chaque série de trois croisant l’autre série.
— Les croiser permet un meilleur maintien, lui expliqua-t-elle en posant ses doigts froids sur son torse.
Il avait l’impression d’avoir tout le côté droit pris dans un corset. Il se rhabilla précautionneusement et les remercia.
— Faites-moi une faveur, lui dit l’interne. Ne serait-ce que pour le temps qu’on vous a consacré. Rentrez chez vous et reposez-vous au moins jusqu’à demain.
Il ne promit rien — sinon qu’il allait y réfléchir. Il se sentait déjà mieux.
À 18 heures précises, il ressortait du CHU et montait dans sa voiture. La douleur était toujours présente mais — soit effet de l’antalgique et du myorelaxant qu’on lui avait fait avaler, soit celui des bandes qui le corsetaient, soit effet placebo dû à sa visite — elle était moins intense. Il s’arrêta dans une pharmacie sur la route de Narbonne et présenta son ordonnance. Bon, se dit-il, il avait une gencive neuve et une cage thoracique en voie de guérison : il était de nouveau d’attaque…
En sortant de la pharmacie, il roula vers le centre et utilisa son pare-soleil « POLICE » pour se garer en double file sur le boulevard Lazare-Carnot, devant la Fnac. Il grimpa à l’étage librairie, fit une razzia sur les romans d’Erik Lang parus après 1993, passa commande de ceux qui n’étaient pas en rayon et ressortit.
Il allait remonter dans sa voiture quand il éprouva une démangeaison familière à la base du cou, entre la cinquième et la sixième cervicale. Comme un minuscule influx nerveux circulant dans sa moelle épinière, un message sensoriel allant de la périphérie vers le centre. Quelqu’un l’observait … Avec le temps, il avait acquis un véritable instinct pour ce genre de choses.
Il se retourna, balaya le boulevard. La pluie qui tombait depuis 17 heures était en train de se changer en neige.
Il avait dû se tromper.
Personne.
Je les observe. Je les vois.
Je sais qui ils sont, et comment ils vivent. Qui peut dire de quoi on est capable par amour ? Pour un homme qui a vécu toute son existence à travers les mots, le spectacle de la vraie vie s’apparente à la découverte d’une autre planète. Je suis assis au volant de ma voiture, ou planté debout sur un trottoir, ou dans un café à épier à travers la vitre embuée et à écouter les conversations au comptoir, et je les vois, je les observe à leur insu tandis qu’ils continuent à vivre leur vraie vie devant mes yeux, à jouer à leurs vrais jeux, à aimer d’un vrai amour. Un coléoptériste scrutant des dynastes, des chrysomèles, des carabes et des lucanes, voilà ce que je suis… Savez-vous qu’il existe environ 40 000 espèces de carabes et 37 000 de chrysomèles ? Non, bien sûr, vous ne le savez pas. Je ne les quitte pas des yeux et, chaque jour, j’en apprends un peu plus sur eux… C’est le soir qu’ils se livrent le plus, qu’ils se mettent à nu sans s’en rendre compte. Quand leurs maisons et leurs appartements sont éclairés et qu’il fait nuit noire dehors, quand ils n’ont pas encore tiré les rideaux, fermé les volets sur leurs vies secrètes. C’est le moment où j’entre chez eux à leur insu — et où je les vois.
Je sais qui ils sont…
Elle, la très belle femme rousse qui garde l’enfant blond, l’enfant du flic — est-ce qu’elle couche avec son père ? Tu es si belle… Tu le regardes avec tant d’amour, le même amour que tu as pour son fils. Celui que tu as appelé Gustave à la sortie de l’école… Je te vois ôter une barrette dans ta flamboyante chevelure rousse et la libérer, la secouer comme si tu allumais un feu, t’apercevoir, en soutien-gorge noir sur ta peau si blanche, que tu n’as pas tiré les rideaux et qu’on peut te voir. En cela, tu as bien raison… On sous-estime les regards extérieurs, la curiosité d’autrui… Tu jettes un coup d’œil dehors et je vois tes seins parfaits l’espace d’un instant, contenus dans les bonnets.
Et les enfants qui jouent à travers la maison. J’entends leurs bruits d’enfants. Ce sont des enfants turbulents et joyeux, exubérants et espiègles, normaux en somme. Et je pense à ma propre enfance — qui ne fut ni turbulente, ni joyeuse, ni normale… Mon père était un lucane, il me broyait avec ses puissantes mandibules mentales, ma mère une chrysomèle. Moi, je suis un carabe, incapable de voler. C’est ce qu’ils ont fait de moi.
Et puis, il y a l’homme qui t’embrasse sur la bouche en rentrant et qui prend ses enfants dans ses bras. Ton mari… L’adjoint de l’autre… Il a l’air rusé. Mais moins rusé que son patron. Le père de Gustave. Ce policier habile. Servaz . Lui est vraiment dangereux… Lui, il faut s’en méfier. Lui, c’est un fourmilion — ce terrible insecte prédateur qui creuse un piège mortel dans le sable, une fosse au fond de laquelle il se cache et où il attend qu’un autre malheureux insecte tombe directement entre ses mâchoires. Une force invincible le pousse, une rage muette — ça se lit sur son visage. Il n’est jamais en repos. Il ne sera pas en repos tant qu’il n’aura pas découvert le fin mot de cette histoire, le fourmilion.
Mais il a un point faible. Je l’observe en ce moment même par la fenêtre de la maison de ses amis, assis tranquillement dans la voiture, tandis que la radio diffuse I Feel Love de Donna Summer.
Charlène Espérandieu portait une robe en tricot noir près du corps qui s’arrêtait vingt centimètres au-dessus du genou, serrée à la taille par une large ceinture et une grosse boucle ronde, des bottes en cuir noir souple, montantes, et la section de ses jambes parfaites comprise entre le bas de la robe et le haut de ses bottes était gainée d’une résille au dessin complexe fait de losanges et de croix dont la vision fit battre son sang quand elle l’accueillit sur le seuil de sa maison. Elle avait également posé un bonnet de laine torsadée sur ses cheveux aussi roux et flamboyants qu’un feu d’automne, ses joues étaient rougies par le froid et elle possédait toujours la même sorte de beauté qui lui avait fait se dire un jour qu’il avait en face de lui la plus belle femme de Toulouse.
Il n’était pas facile d’ignorer toute cette beauté quand on s’adressait à elle et il était sûr que celle-ci avait dressé entre Charlène Espérandieu et les autres une forme de distance qui l’avait obligée à redoubler d’efforts pour être traitée comme le commun des mortels.
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