— Je ne sais pas. Il y avait des durs, ici, mais quel môme de 12–13 ans aurait pu faire une chose pareille à son professeur ? Lui entailler les parties sans que personne voie rien ? Bien sûr, j’ai pensé à ces deux-là. Peut-être qu’ils avaient agi ensemble, qu’ils avaient tendu un piège à Kerning. Delpierre était costaud. Est-ce qu’ils l’avaient menacé de tout déballer s’il les dénonçait ? J’ai posé des questions, discrètement, à leurs camarades, leur copain de chambrée. Rien n’a filtré. S’ils étaient coupables, ils cachaient sacrément bien leur jeu.
Vic parcourut de nouveau les photos, prit l’une d’elles et s’y attarda. Il la tendit à son interlocuteur.
— Toutes les chambrées étaient comme celle-là ?
Jacob acquiesça, les pupilles dilatées.
— Les mômes étaient par trois, oui. Enfin, il y avait quelques chambrées de deux ou quatre, mais globalement…
— Qui se trouvait avec Mortier et Delpierre ?
Jacob fixa le lit vide sur lequel Vic posait l’index.
— Ah, lui… Je… Je ne sais plus. Luc quelque chose . (Il passa sa langue sur ses lèvres.) Ah, je sais plus exactement. Un môme très discret, mais, aussi loin que je m’en souvienne, bon en sport, intelligent…
Il regroupa les photos de classe, chercha parmi les visages, se leva et retourna vers les rayonnages. Vic avait l’impression d’être revenu trente ans en arrière… D’entendre les voix des mômes et le claquement d’une règle, de sentir les odeurs de craie.
— … Et puis oui, toujours plongé dans ses échecs et ses livres policiers. Je lui en rapportais, de temps en temps. Luc T… Je vais le retrouver…
Vic était aux abois.
— Des Sherlock Holmes ? Il lisait des Sherlock Holmes ?
Jacob se tourna vers lui.
— Comment vous savez ? Vous… Merde, vous pensez que c’est lui qui est venu m’agresser ? Après tout ce temps ?
Vic ne sentit plus le froid, une vague de chaleur venait de le submerger. Trois gamins, dans la même chambre… Deux qui subissent des attouchements, se font peut-être violer, qui gardent le silence, parce qu’ils ont peur des menaces de leur professeur. Mais peut-être qu’ils se confient à leur copain de chambrée, ou que ce dernier n’est pas dupe, et qu’il a compris par lui-même. Ou peut-être encore que, lui aussi, il subit des attouchements.
Vic eut alors une certitude : Moriarty avait mutilé le prof de sport. Armé d’un cutter ou d’un couteau, il était allé dans les douches, probablement avec la complicité du duo Jeanson/Delpierre, et l’avait charcuté.
Jacob revint avec un classeur dont le dos indiquait « S-Z » et, avant même qu’il l’ouvre, ses yeux s’illuminèrent.
— Thomas ! Oui, c’est ça, Luc Thomas, qu’il s’appelait. Je m’en souviens, maintenant. Il n’a pas fait long feu, d’ailleurs. Quelques mois après le drame, il s’est tiré de l’internat. Fallait le vouloir, pour sortir d’ici, mais il a filé tout droit par la forêt. On ne l’a pas revu, et je crois qu’on ne l’a jamais retrouvé.
— D’où venait-il ? Qui l’avait amené à l’internat ?
— Ah ça, je ne sais plus exactement, ses parents, je présume ? Mais je vais vous le dire, tout est là-dedans.
Il parcourut les dossiers, lettre T. Une seule pochette, « LAURENT TEXIER ». Son front se plissa, il chercha avant, après.
— Merde, son dossier n’y est pas.
Il se rua sur les photos de classe, les parcourut encore.
— C’est impossible… Les photos de classe y sont toutes, sauf les siennes.
Vic fouilla aussi parmi les clichés, sans succès.
— Ce sont les seules photos ?
Jacob acquiesça. Il retourna dans les rayonnages, piocha deux classeurs dont les étiquettes indiquaient « A-F » et « M-R », les posa sur une table, ouvrit le premier à l’onglet « D ». Vic était collé à lui, épaule contre épaule. Pas de dossier « DELPIERRE ». Il fit de même avec le second classeur. La chemise grise qui concernait Andy Mortier n’existait pas non plus.
Vic se retrouvait face à un mur.
— Trente ans après, il est revenu ici pour effacer le passé et les visages.
Léane n’en pouvait plus. L’attente lui parut interminable, le givre s’accrochait aux fenêtres, et souvent elle sortait pour les gratter et faire circuler le sang dans ses jambes. Elle gelait sur place.
Le livre de Michel Eastwood reposait sur le siège passager. Léane l’avait tordu, manipulé dans tous les sens, en avait de nouveau parcouru certaines pages, à la recherche de ce morceau de passé oublié. Comment les avocats de sa maison d’édition allaient-ils gérer cette histoire ? Comment prouver qu’elle n’avait pas triché, alors que les points communs étaient évidents ? Léane ne ferait pas dans le sordide : ce qui s’était déroulé dans les dunes, ce soir-là, devait rester enfoui dans le passé. Barbara avait sans doute réussi à se reconstruire, quelque part. Peut-être avait-elle surmonté l’épreuve, et menait-elle une vie heureuse. Hors de question d’aller réveiller sa souffrance, si tant est qu’elle fût apaisée.
À partir de 2 h 45, des ombres commençaient à sortir au compte-gouttes. De larges silhouettes d’hommes, de couples parfois, même de femmes seules, dont les hauts talons claquaient dans le noir glacial. Comment étaient-elles parvenues à entrer au Donjon ? Par des connaissances ? Via un réseau ? Avec un mot de passe ? Qui gérait ce club très select ?
Aux alentours de 5 heures, Léane retrouva le froid de la rue et son impasse, elle savait, d’après le site Internet, que le Donjon fermait ses portes à cette heure-là. Elle lorgna la photo récente de Mistik, et se concentra sur la porte. Le pistolet pesait dans la poche intérieure de son blouson.
Les employés sortaient un à un. Son pouls s’accéléra quand elle reconnut la femme, un quart d’heure plus tard. C’était bien elle. Mistik fit deux bises au crâne tatoué avant de marcher le long du trottoir. Léane s’apprêtait à la suivre à pied mais elle entendit le bruit caractéristique d’une alarme qu’on désactive et vit des feux de voiture clignoter, cent mètres plus loin. Elle se précipita alors vers son propre véhicule, s’engagea dans le sillage de la berline rouge et n’alluma ses phares qu’après le croisement. Au fur et à mesure qu’elle parcourait les rues de la ville, son angoisse grandissait. Peut-être que le moment de vérité approchait.
Les routes glissaient, ce qui facilita la filature car Mistik ne roulait pas vite, et Léane pouvait se tenir à distance pour ne pas se faire repérer. Mistik s’engagea sur le boulevard périphérique Nord, la nationale 6, puis emprunta l’autoroute A6, sur une dizaine de kilomètres. Sortie Chasselay. Les lampadaires laissèrent place aux ténèbres de la campagne, avant que n’arrive la petite ville. La neige sur les toits, les rues brillantes et vides : tout était figé, gelé, mort, comme dans une boule à neige posée sur un meuble. Léane gardait la voiture rouge en ligne de mire. Celle qui la précédait traversa la ville et, après quelques virages, mit son clignotant devant un portail qui s’ouvrait au ralenti, gyrophare orange en action.
Plutôt que de s’arrêter et d’attirer l’attention, Léane poursuivit sa route, comme si de rien n’était. Dans son rétroviseur, elle vit le véhicule s’engager dans l’allée. Elle ne fit demi-tour que bien plus loin et attendit.
Dix minutes plus tard, elle sautait un muret et pénétrait dans le jardin. Face à elle, sous un ciel de lune et d’étoiles, une belle maison aux murs en pierre brute, aux fenêtres cintrées en bois, enfoncées comme des yeux curieux dans la façade. Seule une lumière filtrait par un soupirail à la vitre opaque, au ras du sol. Qu’est-ce que Mistik faisait dans un sous-sol ou dans une cave, à 6 heures du matin ?
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