Elle alla chercher sa voiture au bord des quais et trouva une place sur le trottoir opposé, à une dizaine de mètres du club. Elle éteignit les phares, coupa le moteur et patienta, pelotonnée dans son blouson. Son téléphone sonna à 22 h 52. C’était Jullian qui appelait avec le fixe. Elle décrocha, lui affirma que tout allait bien, qu’elle ne savait pas si ses recherches aboutiraient mais qu’elle gardait bon espoir. En attendant, elle allait se coucher dans son appartement.
La voix de Jullian grésilla dans l’écouteur.
— Tu ne veux toujours rien me dire ?
— Je t’expliquerai. Mais pas maintenant. Des nouvelles de ton père ?
— Aucune. Je suis vraiment inquiet, Léane. Avec ce qui se passe, j’ai peur que… qu’il lui soit arrivé quelque chose. Les flics ont lancé des recherches. Je ne peux même pas les aider, je ne sais rien de lui, j’ignore même où il habite. Je ne m’en souviens pas. J’ai beau regarder des films, des albums, je ne progresse plus, tout est bloqué au fond de ma fichue cervelle.
— Fais confiance aux policiers, ils vont le retrouver. Repose-toi, essaie de dormir. Ça ne sert à rien de faire le forcing, ce n’est pas de cette façon que les souvenirs reviendront.
— Ce n’est pas pareil ici, sans toi, je… je me sens perdu. Dis-moi au moins que tout va bien, que… que tu ne me caches rien de grave, que tu ne vas pas faire de bêtises.
— Je n’en ferai pas.
— Reviens vite, d’accord ? Je tourne en rond, je vais devenir dingue. Je n’arrête pas de regarder les photos de Sarah, et, plus je la vois, plus je pense à Giordano. Ça me rend malade de le savoir enfermé dans le fort, de penser qu’on pourrait se faire prendre à n’importe quel moment…
Léane l’écoutait en silence. Elle se dit qu’elle aurait peut-être mieux fait de prendre avec elle la clé du fort. Jullian aurait-il l’idée de retourner là-bas, seul ?
— … À ton retour, on agira, d’accord ? Je sais que ça va être difficile, mais il n’y a plus de marche arrière possible. Je ne veux pas te perdre. Nous perdre…
Léane raccrocha comme si le téléphone lui brûlait l’oreille. Elle observa ses deux mains ouvertes devant elle : elles tremblaient. Ces mains, elles n’étaient pas capables de tuer un homme, Léane l’avait compris quand elle avait dévié son tir au dernier moment.
Elle n’était pas une meurtrière.
Vic suivait Jacob dans un labyrinthe de dossiers entassés sur des étagères dont les planches ployaient sous leur poids. Ça sentait le vieux papier parcheminé et l’encre sèche. Comme Jacob le lui expliquait, ils se trouvaient dans les archives de l’internat.
— Tout y est, de 1922 à 2010. Vous trouverez ici l’histoire de l’internat mais, surtout, le pedigree complet de chaque gamin passé entre nos murs. Origines, comportement, résultats… Années 86–88, vous dites. C’est par là.
Il bifurqua, s’arrêta devant une rangée de casiers sombres. Face à lui, quatre classeurs se partageaient les années en question. Il s’empara d’une pochette posée juste à côté.
— Elle contient toutes les photos de l’internat prises à ce moment-là. Les bâtiments, les profs, les photos de classe…
Jacob s’affala sur la seule chaise disponible. Il se mit à fouiner dans le paquet de photos et les étala sur la table. L’une d’elles montrait l’ensemble des professeurs, stoïques, visages fermés. Il posa son index sur le plus grand d’entre eux.
— Il s’appelait Kevin Kerning, il était prof de sport. Les mômes l’appelaient KKK, Ku Klux Klan. Il était intraitable avec eux, il les faisait morfler… Avec lui, les plus faibles trinquaient encore plus…
Vic observa le type. Un colosse en survêtement.
— … Delpierre et Jeanson étaient toujours ensemble, ils étaient dans la même chambrée et… ils n’étaient pas bons en sport. Kerning les avait pris en grippe. Ça me revient, je les voyais souvent faire des tours de piste, à bout de souffle, un quart d’heure après que tous les autres étaient rentrés aux vestiaires… Ça a duré des mois, les deux gosses en bavaient, croyez-moi. Puis ça s’est arrêté, progressivement, au fil des semaines. Kerning leur fichait la paix, mais… mais il continuait à les garder après les cours, leur faisait faire des étirements, ce genre de choses beaucoup plus tranquilles.
Il ne parla plus. Vic ne voulait pas le brusquer. Il s’assit sur le rebord de la table et parcourut les photos. La grande cour vide. Les bâtiments austères, enfoncés au cœur de la vallée. Il jeta un regard sur des photos de classe et, puisque Jacob ne parlait toujours pas, décida de rompre le silence :
— Vous pensez que Kerning prenait un peu trop soin d’eux ?
Le gardien des lieux serra les mâchoires.
— Kerning était le beau-frère du directeur ; ce que je pensais importait peu. J’étais juste le type de la maintenance. Si j’ai pu travailler toutes ces années à l’internat, c’est parce que… j’ai su me faire discret et que je ne l’ai jamais ouverte.
— Mais vous le pensiez.
Les pupilles grises du type se rétractèrent.
— Je le pensais, oui. Mais si c’est des preuves que vous cherchez, vous n’en aurez pas. Tout ça est loin et enterré.
Il considéra la paume de ses deux grosses mains, comme s’il y lisait le passé.
— Ce que je vais vous raconter, je le fais parce que je pense que ça peut vous aider et que… l’internat n’existe plus, et que ces histoires ont disparu avec lui. Mais… si vous allez voir d’autres personnes, le directeur ou je sais pas qui, vous…
— … Je ne vous ai jamais vu.
Jacob approuva d’un mouvement de tête.
— Ça s’est passé un jour comme celui-ci, l’hiver 1987, l’un des pires qu’on ait eus. On était descendus à des moins vingt, moins vingt-cinq degrés. Ce soir-là, aux alentours de 19 heures, c’est moi qui ai retrouvé Kerning au fond des douches de la salle de sport. Il était nu, recroquevillé comme un gosse. L’eau glacée lui coulait sur le corps et… (il plissa le nez) ses parties génitales pissaient le sang. Son… sexe était entaillé au niveau des testicules. Je l’ai emmené à l’infirmerie. L’ambulance a mis plus de trois heures à arriver à cause des conditions météo. C’était horrible…
Ses yeux s’évadèrent, un instant.
— … Depuis ce jour-là, il n’est jamais revenu enseigner à l’internat. Je ne l’ai pas revu. Aux dernières nouvelles, que j’ai eues un peu par hasard, il est mort il y a quelques années de maladie…
— Qu’est-ce qui s’était passé dans les douches ?
— Le directeur a raconté qu’il s’était blessé en essayant de se raser au rasoir à main. Il avait une telle emprise sur le personnel que pas un professeur n’a remis le sujet sur la table. Kerning a été remplacé dans la semaine…
— Vous aviez vu le rasoir ?
— Non. Mais le directeur m’a affirmé qu’il y en avait bien un, mais que, dans la panique, je ne l’avais pas remarqué.
— Kerning avait été agressé ?
— Forcément. C’était évident. Mais pourquoi, dans ce cas, n’a-t-on dénoncé personne, ou mené une enquête ? Il fallait vite oublier cette histoire, vous comprenez ? Et surtout, éviter que des rumeurs se propagent…
Vic imaginait la scène, l’ambiance entre ces murs gris. Si Kerning avait effectivement été attaqué au rasoir et n’avait pas dénoncé son agresseur, c’était qu’il avait de graves faits à se reprocher. Pédophilie ? Avait-il abusé de Delpierre ou de Mortier ? Le flic revint sur la photo des professeurs. Fixa Kerning.
— Vous, vous saviez que ce n’était pas un accident… Qui lui avait fait ça, selon vous ? Mortier ? Delpierre ? Un autre enfant ?
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