Léane encaissa les révélations. Jullian la fixait avec effroi, comme s’il n’y croyait pas lui-même. Elle attrapa le jeune par le blouson, le poussa vers le coffre du 4 × 4, qu’elle ouvrit.
— Mon mari était enfermé là-dedans… Comment t’expliques ça ? Et comment t’expliques le cambriolage il y a deux mois ? Et tes empreintes, partout ? T’étais déjà rentré chez nous.
Il agita les mains.
— Non, non, je vous jure que j’ai rien fait de tout ça. Ce que je vous ai raconté, c’est la pure vérité, c’est la première fois que je viens chez vous. Ce… Ce truc dans le coffre, c’est pas moi. Me plombez pas, j’ai déjà un contrôle judiciaire au cul pour un autre cambriolage. Je veux pas aller en taule.
Aussi fou que cela pût paraître, Léane le croyait. Ce gamin avait des problèmes avec la justice, il était fiché, ses empreintes digitales étaient répertoriées. Colin l’aurait détecté si les traces correspondaient à celles du parasite. Il y avait, dans cette histoire, des nœuds plus obscurs, plus compliqués que ce qu’elle pouvait imaginer. Elle se dirigea vers la porte du garage et l’ouvrit. Jullian se précipita vers elle.
— Qu’est-ce que tu fais ? Tu ne vas quand même pas…
D’un mouvement de tête, elle indiqua à Andy Bastien de se tirer.
— J’ai ta carte d’identité. Si j’entends parler de toi de quelque façon que ce soit, je balance tout à la police. Oublie-nous comme nous on t’oubliera.
Une fois dehors, il se mit à courir en direction des dunes. Léane referma et se mit à aller et venir, pieds nus sur le sol glacé. Elle se tirait les cheveux vers l’arrière, insensible au froid.
— Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi t’as fait une chose pareille ?
Elle remonta dans la chaleur du salon, se servit un grand verre d’alcool, qu’elle engloutit cul sec.
— Tu as tout planifié, tout effacé. Tes recherches, le disque dur de ton ordinateur, même ta mémoire… Tu as vraiment marché le long de la digue avec l’application de santé… Tu… Tu as gravé le message dans le coffre avec ton sang, non pas parce que tu y étais enfermé, mais parce que tu voulais le faire croire… C’est comme si tu avais volontairement semé des indices.
— Des indices ?
— Et puis… Le bonnet caché près de la roue de secours… Les photocopies de mon livre dans l’armoire… La clé dans ton pantalon de pêche…
— Quelle clé ?
— Tu savais que je la reconnaîtrais. Forcément… C’est comme si tu… si tu avais laissé le nécessaire pour… pour que je prenne le relais. Mais pourquoi ? Pourquoi tu as fait ça ? Pourquoi tu m’as mise dans une situation pareille ?
Il répondit qu’il ne savait pas, ne savait plus, ne se comprenait pas lui-même. Léane ne réussit pas à se resservir un autre verre, des mouches noires lui brouillaient la vue. Une première fois, elle crut perdre connaissance. Il fallait qu’elle se recouche, qu’elle oublie, elle aussi, au moins l’espace de quelques heures. Elle se traîna jusqu’à la salle de bains, ouvrit l’armoire à pharmacie. Goba un somnifère avec un peu d’eau et partit s’enfouir sous les couvertures.
Puis tout devint flou.
En ce début d’après-midi, le véhicule de police traçait la route, direction le centre pénitentiaire de Valence. Une balle en fusion sur le ruban d’asphalte, sous un ciel d’un gris mercure, gonflé de cristaux et prêt à cracher sa mitraille blanche.
Dans la matinée, Vic avait expliqué au groupe ses déductions de la veille : deux tueurs en série qui avaient agi en même temps, qui se connaissaient, qui communiquaient. Le Voyageur était enfermé dans une prison haute sécurité, ne parlait avec personne, ne voyait plus son avocat et ne subissait des interrogatoires qu’après de lourdes procédures administratives. Et pourtant, Vic était persuadé que Delpierre avait eu des contacts avec lui par l’intermédiaire de courriers. Qu’est-ce que Delpierre avait à raconter ? Y avait-il une chance de remonter à l’identité de Moriarty grâce à des lettres ?
À la brigade, Mangematin avait progressé, il était en train d’éplucher le dossier des deux tueurs et avait surtout réussi à récupérer le rapport d’expertise psychiatrique, issu du procès de Delpierre autour du vol des corps à l’institut de médecine, en 2010. Ce type de rapport était le meilleur moyen de tout connaître d’un individu : ses goûts, ses tendances, son passé, de sa petite enfance à l’âge adulte. Y avait-il des points communs dans les parcours de Delpierre et Jeanson ? Peut-être s’étaient-ils rencontrés il y a des années, avaient-ils travaillé ensemble, ou s’étaient-ils connus enfants ? S’ils se livraient cette espèce de jeu incompréhensible, c’était sans doute une relation forte, intime, qui les unissait. C’était probablement dans le passé de ces deux hommes que se cachaient le visage de Moriarty et la clé de toute cette histoire.
Vadim avait les mains crispées sur le volant.
— J’en reviens pas, bordel… J’ai jamais vu un truc pareil. Des tueurs en série qui agiraient de façon organisée et commune, c’est ça ? Une sorte de concours pour laisser le plus de cadavres derrière soi ? Comment t’expliques ce genre de truc à ta famille, hein ?
— Tu ne l’expliques pas.
— Tu ne l’expliques pas, ouais, et tu finis par divorcer. Je n’ai pas envie de ça. Ça a été un Noël pourri, tu sais ? Je n’ai pas réussi à me sortir cette affaire du crâne, même quand on trinquait. Je souriais, mais je revoyais les Morgan en permanence. Ce pauvre type avec son amnésie et cette femme complètement paumée. Ils ont une maison magnifique, du fric, elle est célèbre, mais ils n’ont plus leur fille… Et il n’y a rien qui pourra la leur ramener. Qu’est-ce qu’il y a de pire que ça ? Perdre ses gosses, surtout dans des conditions pareilles.
La maison centrale se greffa à la grisaille, à proximité de la nationale 7, dans un désert de végétation morte, d’herbe glacée. Vadim hocha la tête pour désigner le cube de béton et de barbelés, de miradors ternes et de filets anti-hélicoptères.
— Tout ça à cause d’eux. Ils me dégoûtent.
Vic préféra ne rien dire, il n’en pensait pas moins. Ces individus enfermés là-dedans avaient ôté des vies, détruit des destins, des familles, et la seule solution qu’on trouvait était de les regrouper comme du bétail, à l’écart de la société, dans des endroits où, en définitive, ils pouvaient devenir encore plus violents. Mais existait-il d’autres solutions ? Vic ne savait pas, la politique et lui, ça faisait deux, il se contentait d’essayer de remplir ces lieux comme on le lui demandait, d’amener de la matière première dans la gueule de l’ogre pénitentiaire. Un bon petit soldat de la République.
Ils se garèrent sur le parking visiteurs et se signalèrent au premier poste de garde : ils avaient rendez-vous avec Claude Nédélec, le directeur. Cela ne leur évita pas de subir tous les contrôles de sécurité et de ne se retrouver dans son bureau qu’une demi-heure plus tard. Nédélec avait une coupe en brosse couleur gris taupe et de longues pattes touffues qui descendaient jusqu’au bas de ses joues. Il leur serra la main et leur proposa de s’asseoir. Après des échanges cordiaux, il entra dans le vif du sujet :
— Suite à l’appel de votre commandant, j’ai interrogé mes employés. Sachez que, depuis qu’il est détenu ici, Andy Jeanson n’est autorisé à envoyer aucun courrier, et que tous ceux qu’il reçoit sont ouverts et lus scrupuleusement. Rien d’étrange n’a été remarqué, si on omet le fait qu’écrire à ce genre d’individu est en soi étrange.
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