— Où est ton téléphone ? Il faut qu’on prévienne les flics.
— En bas…
À pas de chat, Léane observa par la fenêtre. Au bout de la route, une masse noire était garée le long des dunes. Elle plissa les yeux, avec l’impression d’apercevoir un mouvement dans l’habitacle, comme si quelqu’un attendait au volant. Elle aurait dû hurler, allumer les lumières, menacer d’appeler la police, s’enfermer avec Jullian, mais cette arme qu’elle serrait entre ses mains, et, surtout, l’envie de comprendre la bâillonnaient. Le parasite, le cambrioleur, l’agresseur — ou les trois réunis — était peut-être de retour.
Elle s’engagea dans le couloir. Après avoir envoyé Jullian à l’hôpital et en l’absence de véhicule, peut-être le parasite se croyait-il seul dans la maison. Allait-il encore siroter leur whisky, manger dans leur réfrigérateur ? Pieds nus, elle glissa tel un spectre jusqu’aux marches en béton, le Sig Sauer pointé devant elle, et descendit. Jullian avait attrapé une statuette en marbre rose et la suivait, une marche plus haut.
Des tintements de métal… Des clés qu’on entrechoque , songea Léane. De là où elle se trouvait, elle put voir un mince faisceau lumineux se refléter dans une vitre, avant de s’effacer. Un nouveau grincement de porte. Plaquée contre le mur, Léane se tourna vers son mari.
— Il est descendu au sous-sol.
Léane ne laissa pas à la peur le temps de l’affaiblir. Au moment où elle entendit la porte du garage s’ouvrir, elle dévala les marches et surgit dans la pièce où dormaient le 4 × 4 et sa voiture. Une silhouette terminait de remonter la porte quand elle la braqua et hurla :
— Si vous bougez, je tire ! Je vous jure que je vous abats comme un chien !
Tout se passa ensuite très vite. L’éclat dur des phares depuis l’extérieur, le grondement d’un moteur, la voiture inconnue qui démarra et ficha le camp sans le complice. Jullian se jeta sur la silhouette pétrifiée, la plaqua au sol et la roua de coups de poing, jusqu’à ce que, les mains au visage, elle le supplie d’arrêter.
Léane dut arracher son mari de sa victime. Jullian haletait, les yeux injectés.
— Arrête ! Tu vas le tuer !
Jullian finit par s’écarter, les mains en l’air. Il respirait comme un bœuf. L’intrus roula sur lui-même dans un grognement et finit par se redresser. Il se traîna jusqu’au mur de parpaings. Sans cesser de le menacer avec son pistolet, Léane alluma la lumière et referma le garage. Elle revint vers l’inconnu, le scruta. Une face plate de mérou, un nez en trompette qui pissait le sang, même pas 20 ans. Une sale gueule qu’elle n’avait jamais vue.
Jullian revint à la charge. Il l’attrapa par le col de son bombers et le cloua contre le mur.
— C’est toi ? C’est toi qui m’as tabassé et m’as envoyé à l’hosto, salopard ? T’es qui ? Qu’est-ce que tu cherches ?
L’individu écarquilla les yeux, il fixa Jullian, puis Léane, comme s’il ne comprenait pas lui-même ce qui se passait.
— Mais… Mais c’est vous, putain ! C’est vous qui m’avez demandé de vous cogner !
Léane eut l’impression de recevoir une gifle en pleine figure. Avait-elle bien entendu ? Elle retint le bras de son mari, qui s’apprêtait à frapper encore, et fouilla dans le blouson de l’intrus.
— Mon mari est amnésique. Il a perdu la mémoire à cause de toi. Explique tout, de A à Z. Et je te conseille de ne pas mentir. T’as dû remarquer qu’on était plus qu’au bout du rouleau.
Elle le délesta d’un cran d’arrêt et trouva son portefeuille. D’après sa carte d’identité, il s’appelait Andy Bastien, domicilié à Abbeville, à cinquante kilomètres de Berck. Il habitait les quartiers est de la ville, les plus chauds. Elle dénicha aussi un papier du tribunal — Bastien semblait être sous contrôle judiciaire — et une autre carte d’identité : celle de Jullian. Elle la tendit à son mari.
Bastien pointa l’index sur Jullian.
— C’est lui… C’est lui qui est venu mardi dernier, le matin, en bas de mon immeuble. Un peu débraillé, genre le mec paumé. On était plusieurs à zoner… Il nous a demandé si y en avait un qui voulait se faire du fric facile…
Il se frotta le nez contre la manche de son bombers.
— … Il nous a montré les biftons, et il m’a choisi parce que j’étais le seul à avoir une voiture. Je devais le retrouver à l’extrémité sud de la digue de Berck, au pied du phare, à 18 heures. Il ressemblait à un clodo, mais n’empêche qu’il m’a filé cinq cents euros en guise d’avance… Et il m’a dit qu’il y en aurait encore mille cinq cents une fois le boulot effectué…
Léane n’en croyait pas ses oreilles. Ça faisait deux mille euros. Pile la somme que Jullian avait retirée au distributeur ce matin-là. Le type ne mentait pas.
— … Je me suis pointé à l’heure, je me suis garé dans un endroit tranquille et je suis allé à côté du phare. Je l’ai vu arriver depuis le chemin qui mène à la plage, son téléphone dans une main. (Il renifla.) Donnez-moi un mouchoir, putain ! Vous voyez pas que je pisse le sang !
Léane lui balança un rouleau d’essuie-tout posé sur l’atelier. Il s’épongea le nez et en glissa des mèches dans ses narines, la tête renversée.
— … Ensuite, on a pris la direction de la digue, vers les phoques. Il faisait noir, il n’y avait pas un rat, et cette ambiance de merde, ça me fichait les jetons. Il n’arrêtait pas de me parler de sa fille, qu’elle aurait mon âge ou je sais pas quoi. Il avait picolé, c’est sûr, mais il tenait encore bien droit…
Léane écoutait sans bouger. Bastien était sans doute le dernier à avoir vu son mari avant son amnésie. Un homme au fond du trou, mal en point, un fantôme qui cherchait désespérément le coupable de la disparition de sa fille. Le jeune fixa Jullian dans les yeux.
— … On s’est arrêtés près d’un banc et là, putain, vous m’avez d’abord demandé de… de vous étrangler, de serrer fort, jusqu’à ce que vous me disiez d’arrêter. J’ai failli me tirer en courant, mais vous m’avez montré la liasse de billets dans votre poche. Je me suis dit que vous n’étiez pas seulement bourré, mais aussi complètement barge…
Son regard revint vers Léane :
— Ouais, je l’ai fait. Je me… Je me suis mis derrière lui et j’ai serré de toutes mes forces, au moins vingt secondes. Quand je lâchais, il me disait « encore ».
Jullian secouait la tête, les lèvres pincées. Léane lut la détresse dans ses yeux, elle imagina ses démons intérieurs et ces dizaines de questions qui venaient le hanter, comme elles la hantaient, elle, dont celle-ci : pourquoi ?
— … Ses yeux sortaient presque de leurs orbites quand j’ai arrêté. Je… Je voulais mon fric, c’était assez. Mais ce n’était pas fini. Il avait caché une batte de base-ball derrière un banc, il l’a mise entre mes mains, et il m’a demandé, en étant à peine capable de parler, de cogner juste là (il pointa une zone sur son crâne) d’un coup fort et sec. L’assommer direct, K.-O. Et qu’ensuite j’avais plus qu’à prendre le fric dans sa poche et me tirer.
Il ôta les mèches, en introduisit d’autres.
— Je l’ai fait… Je l’ai fait, putain. Il est tombé, raide, j’ai pris le fric et… et il y avait sa carte d’identité, je l’ai embarquée aussi, il y avait son adresse dessus… Avec un pote, on est venus dans la semaine jeter un œil à votre baraque, de loin, en se disant qu’un type qui se baladait avec deux mille euros sur lui, ça pourrait valoir le coup de… de le visiter. Quand on l’a vue, comme ça, au milieu des dunes, vide, sans lumière… on s’est dit qu’on reviendrait pour la vider le soir de Noël… Et je suis là. Bordel, avec ce que je vous ai mis, j’étais sûr que vous seriez encore à l’hosto.
Читать дальше