C’était un sourire tellement inattendu et sincère que si j’avais eu une âme je me serais senti fort coupable, c’est certain.
Elle se leva, le sourire toujours aux lèvres, et avant que je puisse battre en retraite elle avait jeté ses bras autour de mon cou.
« C’est très aimable à vous, dit-elle. Je vous suis TRÈS reconnaissante. »
Et elle frotta son corps contre le mien d’une façon plus que suggestive. Elle ne pouvait tout de même pas vouloir… Enfin quoi, imaginez un peu ! Cette femme qui défendait la moralité publique, juste là, en public… Cela dit, même dans l’intimité d’une chambre forte au fin fond d’une banque je n’aurais pas apprécié qu’elle se frotte à moi. Sans compter que je venais délibérément de lui donner les moyens de creuser sa propre tombe, ce qui ne semblait pas exactement le genre de chose qu’on célèbre en… Non mais vraiment ! Le monde entier était-il devenu fou ? Que se passait-il avec les humains ? Ne pensaient-ils tous vraiment qu’à ça ?
Me sentant au bord de la panique, j’essayai de me libérer de son étreinte.
« S’il vous plaît, inspecteur…
— Appelez-moi Migdia », dit-elle en se cramponnant et se frottant encore davantage.
Elle avança la main vers le devant de mon pantalon et je fis un bond. Si l’effet positif de ma réaction fut d’éloigner l’inspecteur lascive, l’effet négatif fut qu’elle en perdit l’équilibre, heurta le bureau avec sa hanche puis trébucha sur sa chaise avant de s’étaler de tout son long par terre.
« Je, euh… Il faut vraiment que je retourne travailler, bredouillai-je. J’ai un truc important… »
Mais le plus important pour moi était de me sauver de là le plus vite possible ; je sortis donc du box, son regard rivé sur moi.
Ça n’avait pas l’air d’être un regard particulièrement amical.
Je me réveillai debout devant le lavabo avec l’eau qui coulait. J’eus un moment de panique totale, le sentiment d’être complètement désorienté ; mon cœur cognait à toute vitesse tandis que mes paupières encore collées essayaient de cligner pour ajuster ma vision. Le lieu clochait. Le lavabo n’était pas comme il devait être. Je n’étais même pas sûr de savoir qui j’étais. Dans mon rêve, je m’étais retrouvé debout devant mon lavabo avec l’eau qui coulait, mais c’était un autre lavabo. J’avais été occupé à me laver les mains, frottant fort avec le savon, cherchant à débarrasser ma peau de la plus infime particule de cet horrible sang rouge, et je rinçais avec une eau si chaude que ma peau en devenait toute rose, comme neuve, aseptisée. Et la chaleur de l’eau mordait davantage encore après la fraîcheur de la pièce que je venais de quitter : la salle de jeux, la pièce des meurtres, la pièce des incisions sèches et nettes.
Je fermai le robinet et restai là un moment, à vaciller contre le rebord froid de la vasque. Cela avait semblé si réel, si différent des rêves que je connaissais. Et je revoyais la pièce avec une telle clarté. Il me suffisait de fermer les yeux pour la voir.
Je me tiens au-dessus de la femme, je la regarde se tendre et se courber sous le ruban adhésif qui la retient, je vois l’effroi terrible grandir dans ses yeux ternes et se muer en impuissance, et je sens l’immense vague d’extase enfler en moi et jaillir dans mon bras jusque dans le couteau. Et alors que je soulève le couteau pour commencer…
… mais ce n’est pas le commencement. Car sous la table il y en a une autre, déjà sèche et soigneusement emballée. Et tout au bout de la pièce il y en a encore une qui attend son tour avec une terreur désespérée comme je n’en ai jamais vu auparavant malgré le côté désormais familier et nécessaire, et cette libération inévitable est si complète qu’elle m’envahit d’une énergie propre et pure plus enivrante que…
Trois.
Il y en a trois, cette fois.
J’ouvris les yeux. C’était bien moi dans le miroir. Salut, Dexter ! T’as fait un rêve, mon vieux ? Intéressant, non ? Trois, cette fois, hein ? Mais ce n’était qu’un rêve. Rien de plus. Je souris à mon reflet, testant les muscles du visage, l’air absolument pas convaincu. Et, si grisant que cela ait pu être sur le moment, j’étais réveillé à présent et je me retrouvais simplement avec la gueule de bois et les mains mouillées.
Ce qui aurait dû être un interlude plaisant dans mon inconscient me rendait perplexe et fébrile. J’étais rempli d’effroi à l’idée que mon esprit s’était fait la malle et m’avait laissé là en plan. Je revis mes trois camarades de jeux solidement ligotées et j’eus envie de les rejoindre et de continuer. Mais je pensai à Harry et sus que je ne pouvais pas. J’étais écartelé entre un souvenir et un rêve, et je n’aurais pu dire lequel des deux m’attirait le plus.
Ce n’était plus drôle du tout. Je voulais qu’on me rende mon cerveau, maintenant.
Je me séchai les mains et regagnai mon lit, mais la nuit n’avait plus de sommeil en réserve pour ce pauvre Dexter dérangé. Je restai donc allongé sur le dos à contempler les ombres noires danser au plafond jusqu’à ce que le téléphone sonne, à 5 h 45.
« Tu avais raison, dit Deb à peine eus-je décroché.
— Ravi de l’apprendre, dis-je, faisant un effort surhumain pour retrouver ma bonne humeur habituelle. À propos de quoi ?
— De tout, répondit Deb. Je suis sur la scène d’un crime à Tamiami Trail. Et tu ne devineras jamais !
— J’avais raison ?
— C’est lui, Dexter. Ça ne peut être que lui. Et c’est sacrément tape-à-l’œil…
— C’est-à-dire, Deb ? » lui demandai-je, pensant trois corps. J’espérais qu’elle ne le dirait pas, mais j’étais surexcité à l’idée qu’elle ne pouvait que le dire.
« On dirait qu’on a affaire à des victimes multiples », répondit-elle.
Une décharge parcourut mon corps, du creux de mon ventre jusqu’au sommet de la tête, comme si j’avais avalé une batterie sous tension. Mais je m’efforçai de trouver une réplique intelligente bien dans mon style.
« C’est formidable, Deb ! Tu t’exprimes comme un rapport de police.
— Ouais, enfin. Je commence à me dire qu’un jour je finirai peut-être par en écrire. Mais je suis contente que ce ne soit pas pour cette affaire. C’est vraiment trop bizarre. LaGuerta ne sait pas quoi en penser.
— Ni comment penser, d’ailleurs. Qu’est-ce que ça a de bizarre, Deb ?
— Il faut que j’y aille, dit-elle brusquement. Ramène-toi, Dexter. Il faut que tu voies ça. »
Le temps que j’arrive sur place, la barrière avait été assaillie par une foule compacte, composée en grande partie de journalistes. C’est toujours très difficile de se frayer un chemin parmi un groupe de journalistes qui ont flairé l’odeur du sang. On ne s’en douterait pas. À l’écran ils ont l’air de mauviettes souffrant de lésions cérébrales et de graves troubles alimentaires. Et pourtant, placez-les devant un barrage de police, et un véritable miracle se produit. Ils deviennent forts, agressifs, soudain désireux et capables de bousculer tous les obstacles qui se dressent devant eux, matériels ou humains, et de les piétiner allègrement. C’est un peu comme ces histoires qu’on raconte sur des vieilles mères qui parviennent à soulever un camion sous lequel leur enfant est bloqué. La force surgit d’une réserve secrète ; et, par le plus grand des mystères, à la moindre trace d’hémoglobine, ces créatures anorexiques arrivent à vaincre toutes les difficultés. Sans même déranger un seul cheveu de leur coiffure.
Heureusement, l’un des agents de police me reconnut.
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