— Merci beaucoup.
— Parce que vous avez du flair pour ces affaires-là. Les tueurs en série… C’est ce que tout le monde dit : “Dexter a souvent des intuitions.”
— Oh ! J’ai deviné juste une fois ou deux, c’est tout.
— Et j’ai besoin qu’un gars du labo me trouve un truc.
— Pourquoi ne pas demander à Vince ?
— Il n’est pas aussi mignon, dit-elle. Trouvez-moi quelque chose. »
Elle était toujours aussi désagréablement proche, si proche que je sentais l’odeur de son shampooing.
« OK, je vais vous trouver quelque chose », répondis-je. Elle indiqua le répondeur de la tête.
« Vous allez la rappeler ? Vous n’avez pas le temps de courir après les minettes. »
Elle ne s’était toujours pas reculée. Je mis quelques secondes à comprendre qu’elle faisait allusion au message. Je lui adressai mon sourire le plus enjôleur.
« Je crois que ce sont elles qui courent après moi, inspecteur.
— Ha ! Là, vous n’avez pas tort. »
Elle me lança un regard appuyé, puis se retourna et s’éloigna.
Je ne sais pas pourquoi, mais je la suivis des yeux. Je n’avais pas grand-chose d’autre à faire. Juste avant de passer la porte, elle lissa sa jupe sur ses cuisses et se retourna pour me regarder. Puis elle disparut et alla retrouver les arcanes de la Politique Criminelle.
Et moi ? Ce pauvre Dexter de plus en plus paumé ? Que pouvais-je faire ? Je me laissai tomber dans mon fauteuil et appuyai sur la touche ‘‘messages’’ de mon répondeur. « Salut, Dexter. C’est moi. » Bien sûr que c’était toi. Et, si bizarre que cela puisse paraître, cette voix lente, légèrement râpeuse, me laissait penser que ce moi était Rita. « Mmm… Je repensais à hier soir. Appelez-moi, cher monsieur. » Comme LaGuerta l’avait observé, Rita paraissait à la fois fatiguée et heureuse. Apparemment, j’avais une véritable petite amie à présent.
Le délire allait-il s’arrêter un jour ?
Pendant quelques instants je restai immobile, à réfléchir sur l’ironie cruelle du sort. Après tant d’années d’indépendance et de solitude, voilà que j’étais soudain harcelé de tous les côtés par des femmes voraces : Deb, Rita, LaGuerta, elles étaient toutes apparemment incapables d’exister sans moi. Et cependant le seul individu avec qui j’avais envie de passer des moments privilégiés faisait l’effarouché, se contentant de laisser des poupées Barbie dans mon congélateur. Était-ce vraiment juste ?
Je glissai une main dans ma poche et tâtai la petite plaque de verre, bien protégée par sa pochette plastique. Je me sentis un peu mieux. Au moins il se passait des choses. La seule obligation qu’avait la vie, après tout, c’était d’être intéressante, et elle ne manquait pas de l’être à ce moment-là. « Intéressant » était loin d’être le mot approprié. J’aurais facilement donné un an de ma vie pour en savoir plus sur ce feu follet insaisissable qui me tourmentait sans pitié avec son travail d’artiste. De fait, j’avais failli perdre beaucoup plus qu’un an de ma vie à cause du petit interlude Jaworski.
Oui, tout ça était passionnant. Mais disait-on vraiment dans la brigade que j’avais du flair pour les meurtres en série ? C’était très troublant. Peut-être mon déguisement prudent était-il en passe d’être découvert. J’avais été trop fort trop souvent. Cela pouvait devenir un problème. Mais que pouvais-je faire ? Être idiot, pour changer ? Je n’étais pas sûr de savoir comment, même après toutes ces années d’observation.
Enfin, bon. Je repris le dossier Jaworski, ce pauvre bougre. Après une heure de lecture, j’arrivai à deux conclusions. La première, et la plus importante, c’était que j’allais m’en tirer à bon compte, malgré ma négligence et mon impardonnable irréflexion. La seconde, c’était qu’il y avait peut-être moyen de faire profiter Deb de cette histoire. Si elle pouvait prouver qu’il s’agissait de l’œuvre de notre grand Artiste, tandis que LaGuerta continuerait à défendre la théorie du meurtre calqué sur les précédents, Deb, qui était devenue la bête noire de la brigade, pourrait voir sa cote de popularité grimper considérablement. Bien entendu, il ne s’agissait pas exactement du même tueur, mais au point où on en était on n’allait pas pinailler. Et puisque je savais sans l’ombre d’un doute que de nouveaux corps feraient bientôt leur apparition, il n’y avait pas de quoi s’inquiéter.
Naturellement, dans le même temps, je devais donner les moyens à l’exaspérante LaGuerta de creuser sa propre tombe. Ce qui pouvait aussi, d’ailleurs, par ricochet, me rendre un grand service. Mise au pied du mur, ridiculisée, l’inspecteur essaierait bien entendu de rejeter la responsabilité sur l’imbécile de technicien qui lui avait donné des renseignements erronés : ce débile de Dexter. Et ma réputation pourrait tranquillement sombrer à nouveau dans la médiocrité. Bien sûr, mon poste ne serait pas compromis, étant donné que j’étais censé analyser des taches de sang et non fournir des conseils de profiler . Et ainsi LaGuerta passerait vraiment pour l’idiote qu’elle était tandis que Deborah n’en serait que plus valorisée.
C’était formidable quand tout s’arrangeait aussi bien. J’appelai Deborah.
Je la retrouvai le lendemain à 13 h 30 dans un petit restaurant situé à quelques rues au nord de l’aéroport au fond d’une galerie commerçante, coincé entre un magasin de pièces de voiture et la boutique d’un armurier. C’était un endroit que nous connaissions bien tous les deux ; ce n’était pas très loin des bureaux de Metro-Dade et on y mangeait les meilleurs sandwichs cubains au monde. Ça paraît un peu bête, peut-être, mais je vous assure qu’il y a des jours où seul un medianoche peut faire l’affaire, et en de telles occasions le café Relampago est un lieu incontournable. Les Morgan le fréquentaient depuis 1974.
Quoi qu’il en soit, j’estimais qu’un petit plaisir s’imposait – peut-être pas une célébration à proprement parler, mais du moins la reconnaissance de la bonne tournure qu’avaient l’air de vouloir prendre les événements. Peut-être devais-je cette humeur si joyeuse à ma petite séance de défoulement avec mon camarade Jaworski l’avant-veille ; j’étais en tout cas inexplicablement gai. Je commandai même un batido de mamé , un milk-shake cubain au parfum unique qui évoque un mélange de pastèque, de pêche et de mangue.
Deb, bien entendu, était incapable de partager mon humeur irrationnelle. On aurait dit à la voir qu’elle essayait d’imiter l’expression morne et butée de certains gros poissons.
« S’il te plaît, Deborah, la suppliai-je. Si tu continues, ton visage va rester coincé comme ça. Les gens vont te prendre pour un mérou.
— C’est sûr qu’ils vont pas me prendre pour un flic, dit-elle. Parce que j’aurai bientôt quitté les rangs.
— Ne dis pas de bêtises. Ne t’ai-je rien promis ?
— Ouais. Tu m’as aussi promis que tout s’arrangerait. Mais tu ne m’avais pas dit comment me regarderait le commissaire Matthews.
— Oh, Deb ! dis-je. Il t’a regardée ? Je suis vraiment désolé.
— Va te faire foutre, Dexter ! Tu n’y étais pas, et puis ce n’est pas ta vie qui est en train de se casser la gueule.
— Je t’avais dit que ce serait un peu rude pendant quelque temps, Deb.
— Eh bien, pour ça t’avais raison. D’après Matthews, je pourrais facilement être suspendue.
— Mais il t’a donné la permission de mettre à profit ton temps libre pour étudier cette affaire d’un peu plus près ? »
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