— Pourquoi est-ce qu’on doit aller là-dedans ? me demanda-t-elle.
— Parce que c’est une activité éducative, expliquai-je.
— Beurk, fit-elle, et Cody hocha la tête.
— C’est important qu’on passe du temps ensemble, ajoutai-je.
— Dans un musée ! s’écria Astor. C’est pitoyable.
— Quel joli mot, dis-je. Où l’as-tu appris ?
— On refuse d’aller là-dedans, déclara-t-elle. On veut faire quelque chose.
— Vous êtes déjà allés dans ce musée ?
— Nooon, répondit-elle, étirant le mot en trois syllabes dédaigneuses, comme seules les fillettes de neuf ans peuvent le faire.
— Eh bien, vous risquez d’être étonnés. Il se pourrait même que vous appreniez quelque chose.
— C’est pas ce qu’on veut apprendre. Pas dans un musée.
— Et qu’est-ce que vous pensez vouloir apprendre exactement ? demandai-je.
J’étais moi-même impressionné par le rôle de l’adulte patient que je parvenais à jouer.
Astor fit une grimace.
— Tu le sais, répondit-elle. Tu as dit que tu nous montrerais des trucs.
— Et comment savez-vous que je ne vais pas le faire ?
Elle me regarda un instant, incertaine, puis se tourna vers Cody. Leur conversation fut sans paroles. Lorsqu’elle me fit face, quelques secondes plus tard, elle prit un air très important, plein d’assurance.
— Pas question, déclara-t-elle.
— Qu’est-ce que vous savez de ce que je vais vous enseigner ?
— Dex-ter, à ton avis, pourquoi on t’a demandé de nous apprendre des trucs ?
— Parce que vous ne savez rien, contrairement à moi.
— Mmmm…
— Votre éducation commence dans ce bâtiment, annonçai-je en adoptant l’expression la plus sérieuse possible. Suivez-moi et vous apprendrez.
Je les considérai un moment, regardai s’accroître leur incertitude, puis me tournai et me dirigeai vers le musée. C’était peut-être le manque de sommeil qui me rendait irritable, et je n’étais même pas convaincu qu’ils me suivraient, mais il fallait que je fixe les règles du jeu dès le départ. Ils devaient agir à ma façon, tout comme j’en étais venu à accepter, des années auparavant, le fait que je devais écouter Harry et agir à sa façon.
Quatorze ans, c’est toujours un âge difficile, y compris pour les humains artificiels. C’est le moment où la biologie prend le dessus, et même lorsque l’adolescent en question est plus intéressé par la biologie clinique que par celle qui passionne les autres élèves du collège Ponce de Leon, elle règne en maître.
L’un des impératifs catégoriques de la puberté qui s’applique même aux jeunes monstres, c’est que personne parmi les plus de vingt ans ne sait rien. Et étant donné que Harry, mon père adoptif, avait depuis longtemps dépassé ce stade, je connus une brève période de rébellion contre lui, qui cherchait à entraver sans raison mon désir naturel de hacher menu mes camarades de classe.
Harry avait conçu un plan d’une logique implacable, afin de me « recadrer »: c’était le terme qu’il employait concernant les choses ou les gens, qu’il voulait rendre nets et carrés. Mais il n’y a rien de logique chez un Passager noir naissant qui déplie ses ailes pour la première fois et se cogne contre les barreaux de la cage, aspirant à s’élancer librement à travers l’air et à fondre sur sa proie.
Harry savait beaucoup de choses qu’il me fallait apprendre pour devenir moi-même en toute tranquillité, pour transformer le jeune monstre fou en un froid justicier : se comporter en humain, être sûr de soi et prudent, et puis bien nettoyer après. Il savait toutes ces choses comme seul un vieux flic peut les savoir. Je le comprenais, même à l’époque, mais cela me semblait ennuyeux et superflu…
Et puis Harry ne pouvait pas tout connaître. Il ignorait, par exemple, l’existence de Steve Gonzalez, un spécimen particulièrement charmant de l’humanité pubescente qui avait attiré mon attention.
Steve Gonzalez était plus costaud que moi et d’un an ou deux plus âgé ; il avait déjà développé une pilosité au-dessus de la lèvre supérieure qu’il appelait « moustache ». Il était avec moi en cours d’éducation physique, et il prenait à cœur de me rendre la vie impossible dès qu’il en avait l’occasion. Il y mettait la plus grande ferveur. C’était bien avant que Dexter devienne le bloc de glace que l’on sait, et je sentais croître en moi une bonne dose de ressentiment et d’exaspération, ce qui semblait plaire à Steve Gonzalez et le pousser à des sommets de créativité dans la persécution du jeune Dexter en ébullition. Nous savions tous deux que cela ne pouvait se terminer que d’une manière ; malheureusement pour lui, ce ne fut pas celle qu’il avait en tête.
Et donc un beau jour, un surveillant un peu trop consciencieux fit irruption dans le laboratoire de biologie pour surprendre Dexter et Steve Gonzalez en train de régler leur conflit de personnalité. Ce n’était pas la confrontation classique d’adolescents, faite d’insultes et de coups de poing, bien que Steve se fût peut-être attendu à cela. Il n’avait pas compté se mesurer au jeune Passager noir. Le surveillant trouva Steve solidement attaché à une table avec une bande de ruban adhésif gris en travers de la bouche, Dexter debout devant lui un scalpel à la main, essayant de se rappeler ce qu’il avait appris en cours de biologie le jour où ils avaient disséqué une grenouille.
Harry vint me chercher dans sa voiture de police, en uniforme. Il écouta le principal adjoint lui décrire la scène, énoncer le règlement de l’établissement puis lui demander ce qu’il comptait faire. Harry le regarda simplement, jusqu’à ce qu’il finisse par se taire. Il le fixa alors quelques secondes de plus, juste pour l’effet, puis tourna vers moi ses yeux bleus très froids.
— Ce qu’il dit est vrai, Dexter ? me demanda-t-il.
Il n’y avait aucune possibilité de fuite ou de mensonge face à l’étau de ce regard.
— Oui, répondis-je, et Harry hocha la tête.
— Vous voyez ? reprit le principal adjoint.
Il pensait poursuivre, mais Harry dirigea un bref instant son regard vers lui, si bien qu’il garda le silence.
Harry me considéra de nouveau.
— Pourquoi ? m’interrogea-t-il.
— Il me harcelait, expliquai-je.
— Alors tu l’as attaché à une table, dit-il sans presque aucune inflexion dans la voix.
— Mmm.
— Et tu as attrapé un scalpel.
— Je voulais qu’il arrête.
— Pourquoi tu n’en as pas parlé à quelqu’un ?
Je haussai les épaules, geste qui résumait une grande partie de mon vocabulaire à l’époque.
— Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ?
— Je peux me débrouiller seul.
— Ben, on dirait que tu t’es pas si bien débrouillé que ça.
Je ne voyais pas trop ce que je pouvais faire pour arranger les choses, alors je choisis très naturellement de regarder mes pieds. Comme ils n’avaient rien à ajouter à la conversation, je levai les yeux. Harry me scrutait toujours et, par je ne sais quel miracle, il n’avait plus besoin de cligner des paupières. Il ne paraissait pas en colère, et je n’avais pas peur de lui, ce qui bizarrement rendait la situation encore plus inconfortable.
— Je suis désolé, dis-je.
Je n’étais pas sûr de le penser réellement – je ne sais toujours pas, d’ailleurs, si je peux être sincèrement désolé pour mes actes. Mais cela me semblait une attitude diplomatique, et rien d’autre de toute façon ne jaillit dans mon cerveau d’adolescent bouillonnant d’hormones et d’incertitude. Et, bien qu’il ne me crût sans doute pas, Harry hocha la tête.
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