Par chance, il s’agissait pour l’essentiel d’activités de routine ; je consacrai la matinée à passer au peigne fin l’appartement de Halpern avec mes collègues, à la recherche de preuves. Par chance, encore une fois, elles étaient si nombreuses qu’aucun travail véritable ne fut nécessaire.
Au fond de son armoire, nous trouvâmes une chaussette comportant plusieurs taches de sang. Sous le canapé, il y avait une sandale en toile blanche pareillement maculée sur le dessus et, dans la salle de bains, à l’intérieur d’un sac plastique, un pantalon dont un revers était légèrement roussi et les pans également tachés, des éclaboussures qui avaient durci avec la chaleur.
C’était probablement une bonne chose que toutes ces traces soient aussi flagrantes, car Dexter, d’habitude si vif et si enthousiaste, était loin d’être dans son assiette. Je me surprenais à dériver dans le flot d’une humeur grise et angoissée, me demandant si le Passager reviendrait, pour être subitement ramené au présent, planté devant l’armoire, une chaussette sale et sanglante à la main. Si des recherches minutieuses avaient été requises, je n’aurais pas été capable d’opérer à mon niveau d’excellence habituel.
Fort heureusement, ce n’était pas le cas. Je n’avais encore jamais vu une telle profusion de preuves chez quelqu’un qui avait eu, en définitive, plusieurs jours pour tout nettoyer. Lorsque je m’adonne à mon loisir favori, propre, net et innocent d’un point de vue médico-légal, quelques minutes à peine me suffisent ; Halpern avait laissé passer plusieurs jours sans prendre les précautions les plus élémentaires. C’était presque trop facile, et dès que nous eûmes vérifié sa voiture j’abandonnai même le « presque »: sur l’accoudoir central à l’avant, l’empreinte d’un pouce formée de sang séché ressortait nettement.
Bien sûr, il était possible que nos analyses de labo établissent qu’il s’agissait de sang de poulet. J’en doutais un peu, toutefois.
Néanmoins, une petite pensée tenace continuait à me souffler que c’était beaucoup trop facile. Il y avait un truc qui clochait. Mais étant donné que je n’avais plus le Passager pour m’indiquer la bonne direction, je n’en fis part à personne. Il aurait été sadique, en tout cas, de gâcher le bonheur de Deborah. Elle était quasi rayonnante de satisfaction lorsque les résultats arrivèrent et que Halpern apparut de plus en plus comme notre coupable.
Elle fredonnait même lorsqu’elle m’entraîna à sa suite afin d’interroger Halpern, ce qui accentua mon malaise.
— Eh bien, Jerry, lança-t-elle, aimeriez-vous nous parler de ces deux filles ?
— Je n’ai rien à dire, répondit-il.
Il était très pâle, mais il paraissait bien plus décidé que lorsque nous l’avions amené au poste.
— Vous commettez une erreur, ajouta-t-il. Je n’ai rien fait.
— Il n’a rien fait, répéta-t-elle d’un ton enjoué.
— C’est possible, dis-je. Quelqu’un d’autre a pu introduire chez lui les habits tachés de sang pendant qu’il regardait la télé…
— C’est ça, Jerry ? demanda Deborah. Quelqu’un a mis ces affaires chez vous ?
Il blêmit encore, à supposer que cela soit possible.
— Quelles affaires ? Du sang… De quoi parlez-vous ?
Elle lui souriait.
— Jerry, nous avons trouvé un de vos pantalons avec du sang dessus. C’est celui des victimes. Nous avons également trouvé une chaussure et une chaussette tachées. Ainsi qu’une empreinte de sang dans votre voiture. Votre empreinte, leur sang. La mémoire vous revient, Jerry ?
Halpern s’était mis à secouer la tête tandis que Deborah parlait, et il continuait, comme s’il s’agissait d’un étrange réflexe dont il n’avait pas conscience.
— Non, dit-il. Non. Ce n’est même pas… Non.
— Non, Jerry ? Qu’est-ce que ça veut dire, non ?
Il remuait toujours la tête. Une goutte de sueur vola et atterrit sur la table. Je l’entendais faire de gros efforts pour respirer.
— S’il vous plaît, gémit-il, c’est absurde. Je n’ai rien fait. Pourquoi vous… C’est kafkaïen ! Je n’ai rien fait.
Deborah se tourna vers moi d’un air interrogateur.
— Kafkaïen ?
— Il se prend pour un cafard, lui expliquai-je.
— Je ne suis qu’un flic inculte, Jerry, reprit-elle. Mais je sais reconnaître des preuves solides quand j’en vois. Et laissez-moi vous le dire, Jerry : votre appartement en est truffé.
— Mais je n’ai rien fait.
— D’accord, répliqua Deborah. Alors aidez-moi un peu. Comment tous ces trucs sont-ils apparus chez vous ?
— C’est Wilkins, affirma-t-il en ayant l’air surpris, comme si quelqu’un d’autre avait parlé à sa place.
— Wilkins ? répéta Deborah en me regardant.
— Le professeur dont le bureau est à côté du vôtre ? demandai-je.
— Oui, c’est ça, répondit Halpern, retrouvant des forces. C’était Wilkins, ça ne peut être que lui.
— C’est Wilkins, dit Deborah. Il a mis vos vêtements, tué les filles, puis rapporté les affaires chez vous.
— Oui, c’est ça.
— Pourquoi ferait-il une chose pareille ?
— On postule tous les deux à la même chaire.
À la façon dont Deborah le dévisagea, on aurait cru qu’il avait proposé de danser tout nu.
— La chaire, finit-elle par articuler d’une voix étonnée.
— C’est ça, poursuivit-il. C’est capital dans une carrière universitaire.
— Au point de commettre un meurtre ? demandai-je.
Il fixa un point sur la table sans répondre.
— C’était Wilkins, répéta-t-il au bout d’un moment.
Deborah le considéra pendant une minute entière, avec l’expression d’une tante affectueuse face à son neveu préféré. Il lui retourna son regard durant quelques secondes, puis cligna des yeux, les baissa vers la table, les releva vers moi puis les baissa de nouveau. Comme le silence se prolongeait, il finit par regarder Deborah.
— Bon, Jerry, reprit-elle. Si vous n’avez pas de meilleure explication à nous fournir, je vous suggère d’appeler votre avocat.
Il sembla incapable de proférer la moindre réponse. Deborah se mit debout et se dirigea vers la porte. Je la suivis.
— On le tient ! me lança-t-elle dans le couloir. Ce fils de pute est cuit. À son tour, ha !
Et elle avait l’air si heureuse que je ne pus m’empêcher de lui dire :
— Si c’est lui.
Elle leva vers moi un visage radieux.
— Bien sûr que c’est lui, Dex. Merde, ne te donne pas tout ce mal. Tu as fait un excellent boulot, et pour une fois on a le bon type dès le premier coup.
— Oui, sans doute.
Elle pencha la tête de côté et me dévisagea, affichant toujours le même petit sourire suffisant.
— Qu’est-ce qui se passe, Dex ? C’est ton mariage qui te met la rate au court-bouillon ?
— Il ne se passe rien, répondis-je. La vie sur Terre n’a jamais été plus harmonieuse et satisfaisante. C’est juste que…
Et là j’hésitai parce que je ne savais que dire en réalité. J’avais juste l’inébranlable et déraisonnable certitude qu’un truc clochait.
— Je sais, Dex, dit-elle d’une voix pleine de gentillesse qui aggravait les choses. Ça paraît beaucoup trop facile, n’est-ce pas ? Mais pense à toutes les emmerdes qu’on a chaque jour dans toutes les autres affaires. Il est juste que de temps à autre ce soit facile, non ?
— Je ne sais pas, répondis-je. C’est bizarre.
Elle eut un petit rire étouffé.
— Avec les preuves solides qu’on a contre ce type, personne n’en aura rien à cirer que ce soit bizarre, Dex. Pourquoi tu ne te détends pas un peu ?
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