Pas terrible comme excuse, mais assez commode étant donné les circonstances.
— Vous vous êtes trompé d’adresse, répliqua l’homme avec une note de triomphe mesquin dans la voix, qui me remonta presque le moral.
— Désolé, dis-je.
Je remontai ma vitre puis sortis de l’allée en marche arrière ; l’homme me regarda partir, préférant sans doute s’assurer que je ne bondissais pas hors de ma voiture pour l’attaquer avec une machette. En quelques minutes, je me retrouvai dans le chaos sanglant de l’US-1. Et tandis que la violence habituelle de la circulation se refermait sur moi tel un doux cocon, je repris lentement possession de moi-même. De retour au bercail, derrière les murs en ruine de la forteresse Dexter aux souterrains vides.
Je ne m’étais jamais senti aussi stupide de ma vie, ce qui veut dire que j’en étais presque devenu un véritable être humain. Qu’est-ce qui avait bien pu me traverser l’esprit ? Enfin, mon esprit n’avait rien à voir là-dedans, j’avais simplement succombé à un étrange accès de panique. C’était si ridicule, si grotesquement humain…
Je parcourus les derniers kilomètres en me traitant de tous les noms pour cette réaction disproportionnée, et le temps que je m’engage sur l’allée de Rita, je baignais dans mes propres injures, ce qui m’aida à me sentir beaucoup mieux. Je sortis de la voiture en esquissant ce qui s’apparentait à un vrai sourire, provoqué par la joie d’avoir fait la connaissance de Dexter le décérébré. Mais alors que je m’apprêtais à me diriger vers la porte d’entrée, une voiture passa lentement devant la maison.
Une Avalon blanche, évidemment.
Si la justice existe, elle avait ménagé ce moment-là spécialement pour moi. Combien de fois me suis-je amusé à la vue d’une personne plantée bouche bée, complètement paralysée par la surprise et la peur ? Voilà que Dexter prenait la même pose stupide. Cloué sur place, incapable de bouger, ne serait-ce que pour essuyer ma propre bave, je regardai la voiture avancer au ralenti, et la seule pensée que je réussis à former fut que je devais avoir l’air sacrément imbécile.
Naturellement, j’aurais paru encore plus bête si cette voiture blanche avait fait autre chose que passer, mais heureusement pour moi elle ne s’arrêta pas. L’espace d’un instant, je crus voir un visage me toiser derrière le volant. Puis le conducteur accéléra, se déportant légèrement au milieu de la route, si bien que la lumière se réfléchit quelques secondes sur l’emblème argenté à tête de taureau de Toyota avant que la voiture disparaisse.
Je ne sus que faire à part fermer la bouche, me gratter la tête puis pénétrer dans la maison en titubant.
Un profond et puissant battement de tambour résonnait, et un sentiment de joie jaillit, né du soulagement et de l’anticipation du plaisir à venir. Puis le son des cors s’éleva, et c’était imminent, plus qu’une question de minutes avant que tout commence et se reproduise, et tandis que la joie enflait en une mélodie qui semblait venir de toute part, je sentis mes pieds me porter vers le lieu où les voix promettaient la félicité, claironnant la nouvelle de ce bonheur tout proche, cet assouvissement inouï qui nous conduirait à l’extase…
Et je me réveillai, le cœur battant la chamade, avec un soulagement qui n’était pas justifié. Car ce n’était pas seulement la satisfaction d’avoir bu quand on a soif ou de se reposer quand on est fatigué, bien que ce fût aussi cela.
C’était également – découverte ô combien surprenante et troublante – le soulagement que je ressens après l’une de mes frasques, celui qui vient lorsqu’on a assouvi les plus profonds désirs de son être et que, enfin comblé, on peut se détendre un moment.
Et c’était impossible. Il était invraisemblable que j’éprouve ce sentiment particulier alors que je dormais tranquillement dans mon lit.
Je jetai un coup d’œil au réveil : minuit cinq, pas une heure pour être debout par une nuit où j’avais prévu simplement de dormir.
À mon côté, Rita ronflait doucement, agitée de légers tressautements, comme un chien qui courait après un lapin dans son rêve.
Et près d’elle, un Dexter terriblement désorienté. Quelque chose s’était immiscé dans ma nuit sans rêves et avait créé des vagues sur la mer étale de mon sommeil sans âme. J’ignorais ce que c’était, mais j’en avais ressenti une grande joie inexpliquée, et je n’aimais pas ça. Mon violon d’Ingres nocturne me contentait à ma façon personnelle, dépourvue d’émotions, et c’était tout. Rien d’autre n’avait jamais pénétré dans ce coin des souterrains de Dexter. Je préférais qu’il en soit ainsi. J’avais mon petit espace à moi, délimité et protégé, où je savourais cette joie si singulière, mais lors de ces fameuses nuits seulement.
Alors qu’est-ce qui pouvait s’introduire en moi avec une facilité si confondante ?
Je m’allongeai de nouveau, déterminé à me rendormir et à me prouver que j’étais toujours le maître à bord, que rien ne s’était passé et que rien ne se produirait. Il s’agissait du royaume de Dexter, et j’étais le roi. Rien n’était admis à l’intérieur. Je fermai les yeux et me tournai pour confirmation vers la voix de l’autorité, le seigneur incontesté des sombres recoins de mon être, le Passager noir, et attendis qu’il approuve, qu’il prononce des mots rassurants afin d’étouffer la musique discordante et son geyser d’émotions. J’attendis qu’il dise quelque chose, n’importe quoi, mais il resta silencieux.
Je tentai de l’atteindre par des pensées sévères et irritées : Réveille-toi ! Montre un peu les dents !
Il ne réagit pas.
Je me précipitai dans tous les replis de mon être, braillant, appelant le Passager avec une inquiétude croissante, mais les lieux étaient déserts, il avait mis la clé sous la porte : parti sans laisser d’adresse. À croire même qu’il n’avait jamais été là.
À l’endroit où il avait l’habitude de se trouver, j’entendais encore un écho de la musique se répercuter sur les murs d’un logement débarrassé de ses meubles, amplifié par ce vide brutal.
Le Passager noir était parti.
Je passai la journée du lendemain dans un état d’agitation et d’incertitude extrêmes, espérant que le Passager reviendrait tout en sachant qu’il ne le ferait pas. Et au fur et à mesure que les heures s’écoulaient, cette perspective se confirma.
Je ne me prétendrais pas pour autant en proie à l’angoisse, qui m’a toujours paru une forme d’apitoiement sur soi-même, mais j’éprouvais un malaise aigu et vécus cette journée dans un immense effroi.
Où était parti mon Passager, et pourquoi ? Allait-il revenir ? Ces questions m’entraînaient dans des spéculations plus alarmantes encore : qui était le Passager, et pourquoi était-il venu me trouver ?
Dire que je m’étais défini en fonction de quelque chose qui ne faisait pas réellement partie de moi – à moins que…? Le Passager noir n’était peut-être que la construction mentale d’un esprit malade, une toile tissée afin de filtrer d’infimes lueurs de la réalité et de me protéger contre l’horreur de ma véritable nature. C’était possible ; j’ai quelques rudiments de psychologie, et je sais bien que mon cas est hors norme. Je n’y vois pas d’inconvénient. Je me passe sans problème de la moindre once d’humanité.
Enfin, c’était vrai jusqu’à présent. Mais soudain je me retrouvais tout seul. Et pour la première fois, j’avais vraiment besoin de savoir.
Évidemment, rares sont les métiers où les employés sont payés pour se livrer à l’introspection, même sur un sujet aussi grave que la disparition de Passagers noirs. Non, Dexter ne chômait pas. Surtout avec Deborah dans les parages, prête à manier le fouet.
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