— Je n’en ai pas en ce moment, finis-je par admettre. Mais il y a un truc qui me dérange dans cette histoire. C’est…
J’ouvris les yeux ; Deborah me dévisageait. Pour la première fois de la journée, son visage exprimait autre chose que la jubilation, et l’espace d’un instant je crus qu’elle allait me demander ce que cela signifiait et si j’allais bien. Je ne savais pas ce que je lui répondrais, car je n’avais encore jamais parlé du Passager noir, et l’idée d’aborder un sujet aussi intime me perturbait.
— Je ne sais pas, repris-je faiblement. C’est très bizarre.
Deborah sourit. J’aurais été plus rassuré qu’elle m’envoie balader avec sa hargne habituelle ; mais non, elle sourit et tendit le bras au-dessus du bureau pour me tapoter la main.
— Dex, dit-elle doucement, les preuves qu’on a sont plus que suffisantes ; il y a des antécédents, un mobile. Tu reconnais que tu n’as pas une de tes… intuitions. Tout est bon, frangin. Quels que soient tes doutes, ils ne sont pas liés à cette affaire. C’est lui le coupable, on l’a attrapé, point barre.
Elle lâcha ma main avant que l’un de nous fonde en larmes.
— Mais je m’inquiète un peu pour toi, ajouta-t-elle.
— Ça va très bien, répondis-je, et même à mes oreilles ces mots sonnèrent faux.
Deborah me considéra un long moment avant de se lever.
— D’accord, dit-elle. Mais sache que je suis là en cas de besoin.
Puis elle quitta la pièce.
Je réussis je ne sais comment à endurer le reste de la journée et à me traîner jusqu’à la maison, le soir venu, où ma morosité se changea en vacuité sensorielle. J’ignore ce que nous eûmes à dîner ou ce qui se dit à table ce soir-là. La seule chose que je me sentais capable d’écouter, c’était le son du Passager noir regagnant ses pénates, et ce son ne venait pas. Alors je vécus cette soirée en pilotage automatique et finis par aller me coucher, toujours aussi vide et déprimé.
J’appris cette nuit-là que le sommeil n’est pas purement machinal chez les humains, y compris pour le semi-humain que j’étais en train de devenir. Mon ancien moi, le Dexter des ténèbres, dormait très bien sans aucune difficulté : il lui suffisait de se coucher, de fermer les yeux et de compter « un, deux, trois ». Et le tour était joué.
Mais Dexter le nouveau modèle n’avait pas cette chance.
Je me tournai et me retournai ; j’ordonnai à mon misérable cerveau de s’endormir illico sans faire d’histoires, mais en vain. Je restais allongé les yeux grands ouverts en me demandant ce qui m’arrivait.
Et tandis que la nuit n’en finissait pas de durer, je me livrai à une terrible introspection. M’étais-je fourvoyé toute ma vie ? Et si je n’étais pas Dexter le Saigneur déluré flanqué de son prudent acolyte le Passager ? Peut-être n’étais-je en réalité qu’un chauffeur de l’ombre autorisé à occuper une chambre de l’immense demeure, en échange de ses services au maître de maison, qu’il conduisait lors de ses virées. Si ma présence n’était plus requise, que pouvais-je donc faire, maintenant que le patron avait déménagé ? Qui étais-je, si je n’étais plus moi-même ?
Ce n’était pas une pensée joyeuse et cela ne m’aida pas à m’endormir. M’étant déjà retourné sur le dos, puis sur un côté sans réussir à m’épuiser, je tentai à présent une autre position sans plus de succès. Vers 3 h 30 du matin, je dus trouver la bonne combinaison, car je glissai enfin dans un sommeil léger et agité.
Le bruit et l’odeur du bacon frit m’en extirpa. Je jetai un coup d’œil au réveil : il était 8 h 12 ; je ne me réveillais jamais aussi tard. Mais bien sûr, on était samedi matin ! Rita m’avait laissé prolonger ce lamentable état d’inconscience. Et elle allait à présent récompenser mon retour parmi les vivants par un généreux petit déjeuner. Youpi !
Celui-ci réussit à dissiper une partie de mon humeur revêche. Il est très difficile de conserver un profond sentiment de dépression et de mépris de soi lorsqu’on savoure un aussi bon repas, et parvenu à la moitié de mon excellente omelette, je me rendis.
Cody et Astor étaient debout depuis des heures, naturellement : le samedi matin, ils avaient droit à la télévision sans restriction, et ils en profitaient en général pour regarder une série de dessins animés qui devaient certainement leur existence à la découverte du LSD. Ils ne me remarquèrent même pas lorsque je titubai devant eux pour me rendre à la cuisine, et ils restèrent rivés à l’image d’un ustensile de cuisine doué de parole tandis que je finissais de manger, buvais une dernière tasse de café et décidais de donner à la vie une chance supplémentaire.
— Ça va mieux ? me demanda Rita comme je reposais ma tasse.
— L’omelette était délicieuse, répondis-je. Merci.
Elle sourit, puis se pencha brusquement en avant pour me donner une bise sur la joue, avant de placer toute la vaisselle dans l’évier et de commencer à la laver.
— N’oublie pas que tu as proposé de sortir Cody et Astor ce matin, déclara-t-elle par-dessus le bruit de l’eau qui coulait.
— J’ai dit ça ?
— Dexter, tu sais que j’ai une séance d’essayage aujourd’hui. Pour ma robe. Je t’en ai parlé il y a des semaines et tu m’as dit, pas de problème, que tu t’occuperais des enfants pendant que j’irais chez Susan, et après je dois passer chez le fleuriste. Vince a même proposé de m’aider, apparemment il aurait un ami…
— Ça m’étonnerait, répliquai-je, pensant à Manny Borque. Pas Vince.
— Mais je lui ai répondu : non, merci. J’espère que ce n’est pas grave.
— Tu as bien fait. On n’a qu’une seule maison à vendre pour tout payer.
— Je ne veux pas vexer Vince, et je suis sûre que son ami est formidable, mais j’achète mes fleurs chez Hans depuis toujours ; il aurait le cœur brisé si j’allais ailleurs pour mon mariage.
— D’accord. Je vais m’occuper des enfants.
J’avais espéré avoir du temps à consacrer à mon malheur personnel, afin de trouver un moyen de m’attaquer au problème du Passager absent. Si je n’y étais pas arrivé, j’aurais au moins pu me détendre, et peut-être même récupérer un peu du précieux sommeil dont je n’avais pas bénéficié la veille. On était samedi, après tout. De nombreux syndicats et plusieurs religions respectées recommandent que cette journée soit dédiée à la détente et au développement personnel, au repos bien mérité loin du quotidien trépidant. Mais Dexter était plus ou moins père de famille désormais, ce qui, je l’apprenais, change beaucoup de choses. Et avec Rita en pleins préparatifs de mariage, en train de tourbillonner dans la maison telle une tornade blonde, il devenait urgent que j’emmène Cody et Astor pour que nous nous adonnions ensemble à une activité approuvée par la société et jugée appropriée pour la consolidation des liens affectifs entre les adultes et les enfants.
Après un examen minutieux des différentes options, je choisis le musée des Sciences et de l’Espace à Miami. Rempli d’autres familles, il renforcerait mon déguisement tout en ébauchant celui de Cody et d’Astor par la même occasion. Dans la mesure où ils envisageaient d’emprunter eux aussi la voie des ténèbres, ils devaient commencer à comprendre que plus on est anormal, plus il importe de paraître normal. Et une visite au musée avec le pater Dexter était une sortie on ne peut plus normale, idéale pour les trois. Cela avait l’avantage supplémentaire d’être officiellement « bon pour eux », très gros atout, même si cette idée les répugnait.
Alors je les embarquai tous les deux dans ma voiture et empruntai l’US-1 en direction du nord, après avoir promis à Rita que nous serions rentrés pour le dîner. Je traversai Coconut Grove, et juste avant Rickenbacker Causeway je m’engageai sur le parking du musée. Nous n’entrâmes pas aussitôt dans l’honorable bâtiment, cependant. Une fois sorti de la voiture, Cody resta planté au beau milieu du parking. Astor le regarda un moment, avant de se tourner vers moi.
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