— Je comprends, dis-je.
Et c’était vrai.
Ce fut la fin de ma crise d’adolescence.
Aujourd’hui, bien des années plus tard – des années merveilleuses, passées à jouer au boucher en toute impunité –, je percevais le pari remarquable qu’avait fait Harry en me présentant Carl. Je ne pouvais en aucun cas espérer me montrer à la hauteur ; en effet, Harry agissait en fonction de ses sentiments, et moi je n’en aurais jamais. Mais je pouvais tenter de l’imiter et faire en sorte que Cody et Astor se mettent au pas. J’allais parier, à mon tour, comme Harry.
Ils suivraient ou non.
Ils suivirent.
Le musée était rempli de citoyens curieux en quête de savoir – ou de toilettes, apparemment. La plupart avaient entre deux et dix ans, et il semblait n’y avoir en moyenne qu’un adulte pour sept enfants ; ils se déplaçaient pareils à des bandes de perroquets colorés, volant d’une vitrine à l’autre dans un grand croassement qui, bien qu’il fût émis en trois langues au moins, semblait le même pour tous. Le langage international des enfants.
Cody et Astor semblaient intimidés par la foule et ne me lâchaient pas. C’était un contraste agréable avec l’esprit aventureux qui les caractérisait le reste du temps, et je tentai d’en tirer parti en les conduisant tout de suite à l’aquarium des piranhas.
— Vous les trouvez comment ? leur demandai-je.
— Très méchants, répondit Cody doucement, en scrutant d’un air imperturbable les dents qu’exhibaient les poissons.
— Ce sont des piranhas, déclara Astor. Ils peuvent manger une vache entière.
— Si vous étiez en train de nager et que vous aperceviez des piranhas, que feriez-vous ?
— Je les tuerais, répliqua Cody.
— Il y en a trop, dit Astor. Il faudrait s’enfuir et ne pas s’approcher d’eux du tout.
— Alors chaque fois que vous verriez des poissons d’allure aussi mauvaise, vous essaieriez soit de les tuer, soit de les fuir ? demandai-je. Si les poissons étaient vraiment malins, comme les humains, que feraient-ils ?
— Ils se déguiseraient, lança Astor en pouffant de rire.
— Exactement, approuvai-je, et même Cody sourit. Quel genre de déguisement leur recommanderiez-vous ? Une perruque et une barbe ?
— Dexter ! s’indigna Astor. Ce sont des poissons. Ils n’ont pas de barbe.
— Ah, fis-je. Donc ils voudraient quand même ressembler à des poissons ?
— Bien sûr, répliqua-t-elle, comme si j’étais trop bête pour comprendre.
— Quel genre de poissons ? poursuivis-je. De gros balèzes, dans le genre des requins ?
— Non, normaux, répondit Cody.
Sa sœur le regarda un instant, avant de hocher la tête.
— L’espèce la plus courante dans le coin, ajouta-t-elle. Un truc qui n’effraierait pas ce qu’ils veulent manger.
— Mmm, fis-je.
Ils contemplèrent tous deux les poissons en silence. Ce fut Cody qui saisit le premier. Il fronça les sourcils et leva les yeux vers moi. Je lui souris pour l’encourager. Il chuchota quelque chose à l’oreille d’Astor, qui eut l’air surprise. Elle ouvrit la bouche, mais s’arrêta aussitôt.
— Oh ! fit-elle.
— Oui, dis-je. Oh.
Elle se tourna vers Cody, qui cessa de fixer les poissons. Comme souvent, ils ne se dirent rien à voix haute mais eurent toute une conversation. Je la laissai se dérouler jusqu’à ce qu’ils lèvent de nouveau les yeux vers moi.
— Qu’est-ce qu’on peut apprendre des piranhas ? demandai-je.
— Ne pas avoir l’air cruel, répondit Cody.
— Avoir l’air normal, renchérit Astor de mauvaise grâce. Mais, Dexter, les poissons c’est pas comme les gens.
— Tu as tout à fait raison, dis-je. Les gens survivent en sachant reconnaître ce qui est dangereux. Alors que les poissons se font attraper. On ne veut pas que ça nous arrive, nous.
Ils me regardèrent d’un air solennel, puis considérèrent à nouveau l’aquarium.
— Alors quelle autre leçon avons-nous apprise aujourd’hui ? demandai-je.
— Ne pas se faire attraper, répondit Astor.
Je poussai un soupir. C’était un début, mais il y avait encore beaucoup de travail.
— Allez, venez. On va visiter d’autres parties du musée.
Je ne connaissais pas très bien les lieux, sans doute parce que jusqu’à présent je n’avais eu aucun enfant à y traîner. J’improvisai donc, cherchant des choses susceptibles de les faire réfléchir et de les mettre sur la bonne voie. Les piranhas avaient été un coup de chance, j’avoue : ils étaient apparus soudain, et mon cerveau génial avait pensé à la leçon adéquate. Il ne fut pas facile de trouver une autre heureuse coïncidence, et nous passâmes une demi-heure à déambuler sans entrain au milieu de la foule meurtrière des enfants et de leurs parents avant de parvenir à la section des lions.
Là encore, leur apparence et leur réputation féroces furent irrésistibles pour Cody et Astor, qui s’arrêtèrent. C’étaient des lions empaillés, bien entendu, mais ils retinrent tout de même leur attention. Le mâle se dressait fièrement au-dessus du corps d’une gazelle, la gueule grande ouverte et les crocs luisants. Près de lui se tenaient deux femelles et un lionceau. Il y avait deux pages d’explications affichées à côté, et, parvenu à la moitié de la seconde page, j’eus une nouvelle idée.
— Eh bien, dis-je gaiement, on est drôlement contents de ne pas être des lions, hein ?
— Non, répondit Cody.
— Ils expliquent ici que lorsqu’un adulte mâle prend la charge d’une nouvelle famille lion…
— On dit « une troupe », Dexter, me corrigea Astor. C’est dans Le Roi Lion .
— D’accord. Lorsqu’un nouveau papa lion s’impose dans une troupe, il tue tous les petits.
— C’est horrible ! s’exclama Astor.
Je souris en exhibant mes canines.
— Non, c’est parfaitement naturel, poursuivis-je. C’est pour protéger les siens et s’assurer que c’est sa progéniture qui dominera. De nombreux prédateurs font ça.
— Qu’est-ce que ça a voir avec nous ? demanda Astor. Tu ne vas pas nous tuer en te mariant avec maman ?
— Bien sûr que non, répliquai-je. Vous êtes mes petits, désormais.
— Alors quoi ?
Je m’apprêtai à lui répondre mais me retrouvai soudain le souffle coupé. Ma bouche était ouverte, mais je n’arrivais pas à parler parce que tout tourbillonnait dans mon cerveau après l’irruption d’une pensée tellement tirée par les cheveux que je ne pris même pas la peine de la rejeter. De nombreux prédateurs font ça , m’entendis-je affirmer. Pour protéger les leurs .
Ce qui faisait de moi un prédateur logeait à l’intérieur du Passager noir. Et quelque chose l’avait obligé à fuir. Était-il possible que, que…
Que quoi ? Qu’un Papa Passager menace mon Passager noir ? J’avais rencontré au cours de ma vie de nombreux individus dotés d’une ombre similaire à la mienne planant au-dessus d’eux, et rien ne s’était jamais produit hormis une reconnaissance mutuelle et un bref grondement inaudible. C’était d’une telle bêtise ! Les Passagers n’avaient pas de papa.
Si ?
— Dexter, intervint Astor. Tu nous fais peur.
Je reconnais que je m’effrayais moi-même. La pensée que le Passager puisse avoir un parent qui le traquerait avec des intentions meurtrières était stupide, mais, après tout, d’où venait le Passager ? Il me semblait être autre chose que la simple création psychotique de mon cerveau dérangé. Je n’étais pas schizophrène, nous en étions tous les deux convaincus. Le fait qu’il ait disparu prouvait bien qu’il avait une existence autonome. Cela signifiait que le Passager était venu de quelque part. Il existait avant moi ; il avait une origine, un géniteur.
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