Il avait compris le pourquoi de son sourire un peu moqueur lorsqu’il l’avait enlacée. La jolie robe de mousseline était le dernier et fragile rempart de sa pudeur.
Elle connaissait ses goûts.
La robe délicate n’avait pas survécu à leur caprice mais ils s’étaient endormis, merveilleusement heureux, ivres d’érotisme et de champagne, à même le somptueux boukhara qui avait amorti leur étreinte.
— À quoi penses-tu ? demanda Alexandra, soudain soupçonneuse.
— Il n’y a plus de champagne, remarqua Malko.
Il sonna.
Quelques instants plus tard on frappa. Alexandra s’enveloppa en hâte dans la couverture de vigogne et Malko cria :
— Entrez.
Elko Krisantem passa la tête dans l’entrebâillement de la porte.
— Une autre bouteille, demanda Malko.
Le Turc referma. Depuis que Malko l’avait ramené d’Istanbul [7] Voir : S.A.S. à Istanbul.
, ce tueur à gages s’était mué en un merveilleux majordome. Sa haute silhouette et sa fine moustache séduisaient tous les invités de Malko. Et, le cas échéant, Krisantem – spécialiste du lacet à étrangler – savait discrètement aider Malko dans certaines de ses missions. [8] Voir : Le Dossier Kennedy.
Et s’il se tenait parfois voûté, c’était sa vieille habitude de porter son parabellum Astra sous sa boucle de ceinture.
Après un coup discret, il réapparut avec une bouteille de Dom Pérignon, l’ouvrit et s’éclipsa.
Malko regardait le liquide ambré. Il aimait les bulles irréelles et luxueuses.
Alexandra se rapprocha et glissa ses longs doigts contre la peau de sa poitrine.
— Tu as encore mal, murmura-t-elle… Pourquoi n’abandonnes-tu pas ce métier de fou pour venir vivre ici ? Ils finiront par te tuer…
Malko grogna, avec un geste vague :
— Il faut que je finisse le château. Cela coûte une fortune. Je ne connais pas d’autre métier. Et puis, si je dois t’épouser…
Elle le regarda, ses grands yeux verts soudain assombris.
— Tu sais bien que je ne suis pas une de tes putains de luxe…
Il n’osait pas s’avouer qu’au fond il s’était pris à aimer sa vie d’aventures et de danger.
Lorsqu’il avait commencé à travailler pour la Central Intelligence Agency, c’était uniquement pour payer la restauration de son château, ses revenus lui permettant de vivre sans travailler. Maintenant, il s’était pris au jeu. Certes, il abhorrait toujours la violence et se servait le plus rarement possible du pistolet super-plat offert par son chef David Wise.
Mais l’espionnage, c’était aussi un jeu de l’esprit, une lutte d’intelligence entre deux adversaires. Un des derniers domaines où le cerveau comptait encore. Les Américains arrivaient à produire des cosmonautes en série, avec des militaires sans imagination convenablement gavés de technologie et d’idéal, mais les grands espions, on les comptaient encore sur les doigts d’une main. Avec de bons ordinateurs, on peut aller sur la lune. Mais le plus gros ordinateur du monde ne sert à rien lorsqu’il faut convaincre un homme de trahir.
Et, en plus, pour des raisons fallacieuses.
Mais cela, il n’osait pas l’expliquer à Alexandra. Ni qu’il risquait de s’ennuyer à Liezen. Bien qu’il s’y trouvât quand même mieux que dans sa petite maison de Poughkeepsie, près de New York. Son domicile américain. Pourtant, cette fois, il avait bien failli ne jamais revoir son château… Lorsque le Boeing de l’Air Force en provenance de Hong-Kong avait atterri à San Diego, l’équipage de l’avion donnait sa peau à dix contre un… [9] Voir : Les Trois Veuves de Hong-Kong.
Puis les médecins de la Navy avaient fait des miracles en parvenant à lui retirer les quatre balles qu’il avait dans le corps.
On l’avait transporté à l’hôpital de Bethesda, à Washington, et David Wise en personne était venu le voir pour le féliciter. Cela faisait six mois de cela. Les blessures s’étaient refermées tant bien que mal, mais il restait fragile des poumons pour le restant de ses jours. Heureusement qu’il ne fumait pas.
Il y avait eu un épisode courtelinesque lorsqu’il avait quitté Bethesda : on lui avait réclamé une note de 6 483 dollars et 75 cents.
Sa rage avait été si forte qu’il avait failli rouvrir ses blessures. Accouru, un obscur fonctionnaire de la CIA s’était arraché les cheveux. Les agents « noirs » [10] C’est-à-dire illégaux.
comme Malko n’étaient pas affiliés à la Blue Cross, l’assurance maladie et accidents des fonctionnaires américains. Et pour cause. Puisque, officiellement, ils n’existaient pas.
Finalement, le fonctionnaire atterré avait dû confectionner tout un faux dossier, imputant les 6483 dollars à un fonctionnaire de la CIA qui, lui, se portait comme un charme.
Depuis, Malko n’avait plus bougé de son château. Les deux premiers mois, il se levait quatre heures par jour puis, peu à peu, avait repris une vie normale. Par l’intermédiaire de l’antenne CIA de Vienne, David Wise prenait régulièrement de ses nouvelles, mais on le laissait au vert. Ses blessures s’étaient cicatrisées, laissant des marques assez impressionnantes qui s’étaient ajoutées à celle du coup de poignard reçu à Bangkok [11] Voir : L’Or de la Rivière Kwaï.
. Décidément l’Extrême-Orient ne lui était pas favorable…
Il profitait de ce repos forcé pour superviser personnellement les travaux de son château, tâche remplie en son absence par Krisantem.
Depuis qu’il avait commencé, très proprement, à couper la gorge d’un menuisier qui tentait de faire passer du sapin plaqué acajou pour de l’acajou massif, le niveau de conscience professionnelle avait considérablement augmenté parmi les artisans de Liezen.
— Veux-tu te coucher ? Tu as l’air fatigué, mein Hoheit.
Moqueuse et tendre. Mais elle aimait bien son titre, parfaitement authentique.
Malko rêvait, sa coupe de champagne à la main. Il allait répondre lorsque la sonnerie du téléphone grelotta dans l’entrée. Il entendit Krisantem aller répondre puis le Turc frappa timidement à la porte. Le spectacle d’Alexandra était très mauvais pour ses artères.
— C’est Vienne, annonça-t-il. Un monsieur de l’ambassade.
Elko Krisantem avait un respect religieux pour les fonctionnaires américains depuis qu’ils l’avaient fait sortir de Turquie en dépit d’un casier judiciaire long comme le Coran.
Malko se leva. David Wise s’inquiétait encore de sa santé.
Otto Wiegand dormait lorsque la clé tourna dans la serrure. Il se dressa en sursaut et chercha machinalement son pistolet sous son oreiller en un geste familier. Le capitaine Olsen eut un rictus de désapprobation.
— J’ai reçu la réponse de M. Haraldsen, annonça-t-il brutalement. Il ne désire pas que je me déroute en votre faveur. Je vous remettrai donc aux autorités de Riga, à notre arrivée.
L’Allemand se leva d’un coup, les poings serrés. Il n’avait plus rien à perdre.
— Fumier, vous travaillez pour eux !
Le Norvégien le dominait d’une bonne tête et ne broncha pas.
— Je ne travaille pour personne, répliqua-t-il avec dignité, sauf pour M. Haraldsen. Et j’exécute ses ordres. Nous arriverons à Riga dans quatre jours.
Il porta la main à sa casquette et sortit sans un regard pour le prisonnier, refermant la porte à clé derrière lui.
Ivre de rage, Otto Wiegand se précipita sur la porte métallique et la frappa à coups de pieds.
— Salauds ! Salauds ! hurla-t-il. Vous voulez ma peau.
À douze noeuds à l’heure, le Ragona continuait sa route vers l’est. Otto Wiegand se reprit. Il s’était sorti de situations pires. Il y avait encore un tout petit atout dans son jeu. Malheureusement, cela ne dépendait pas de lui. Il n’y avait plus qu’à prier le diable.
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