Otto Wiegand jeta le pistolet et se recroquevilla au fond du dinghy. Malgré lui, ses dents claquaient de froid.
Le Catalina tournait maintenant au-dessus du minéralier, permettant à l’Allemand de repérer dans l’obscurité la position du navire sauveteur. Les minutes s’écoulaient, interminables.
Après un laps de temps qui lui sembla une éternité, il perçut le halètement lent des machines.
Le navire revenait.
Tout à coup des projecteurs d’un blanc éblouissant balayèrent la mer. La sirène mugissait à petits coups, comme pour signifier à Otto Wiegand de se manifester. Il cria, de toute la force de ses poumons.
Enfin, le pinceau de lumière se posa sur le dinghy et ne le lâcha plus. Otto se laissa tomber au fond du canot, sans forces.
Des cris amplifiés par un mégaphone lui firent lever la tête. L’énorme coque, lisse comme une paroi de verre, était à quelques mètres de lui. Le long du bastingage, éclairés par des projecteurs, des hommes hurlaient dans une langue inconnue, en lui adressant de grands gestes.
On lança une corde qui tomba à plusieurs mètres en avant du dinghy. Otto Wiegand faillit plonger puis se ravisa. Il n’avait plus la force de nager.
Un second cordage fouetta l’eau à moins d’un mètre de lui. Réunissant ses ultimes forces, il se pencha et parvint à la saisir. Mais il fallut près de cinq minutes à ses mains tremblantes pour se l’attacher solidement autour du corps, en une sorte de harnais improvisé. Lorsqu’il y fut parvenu, il agita faiblement le bras droit. Aussitôt, il se sentit arraché du dinghy. Il heurta la coque assez violemment, tournoyant dans l’obscurité, puis ses mains rencontrèrent d’autres cordages et s’y accrochèrent. Ses sauveteurs avaient placé le long de la coque un gros filet comme celui qui pendait sous le Catalina. Tiré par la corde, Otto s’agrippa au filet et commença à monter, encouragé par les cris de l’équipage.
Maintenant qu’il était sorti du dinghy, il avait encore plus froid. Plusieurs fois, il faillit lâcher prise. Enfin, une poigne solide le saisit sous l’aisselle et un géant rouquin le hala littéralement sur le pont. Il s’effondra sur la tôle glaciale, secoué de sanglots convulsifs.
Il perçut à peine les cris de joie. On l’enveloppa dans une couverture. Puis ce fut la chaleur d’une pièce bien chauffée, violemment éclairée. Il continuait à claquer des dents. On força le goulot d’une bouteille entre ses lèvres. Il vomit les premières gorgées d’alcool puis parvint à en avaler quelques gouttes qui lui semblèrent du feu. À demi inconscient, il sentit qu’on le déshabillait, qu’on lui frottait tout le corps. Il voulut murmurer des paroles de remerciement mais ses lèvres bougèrent sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche.
Il perdit connaissance, juste au moment où le marin qui lui ôtait son pantalon faisait tomber un objet lourd de sa ceinture : le Mauser P-38 à qui il devait sa liberté.
* * *
Otto Wiegand se réveilla dix heures plus tard. Il eut du mal à ouvrir ses yeux encore irrités. D’abord il se demanda s’il était vraiment éveillé. Une grande fille aux cheveux blonds et courts, moulée dans un pull jaune canari, le regardait en souriant, debout près de la couchette.
Sa première pensée consciente fut qu’elle ne portait rien sous son pull de grosse laine. Détail inattendu : ses ongles étaient longs et rouges. Dès qu’elle le vit ouvrir les yeux, elle se pencha sur lui et dit en mauvais anglais :
— Vous vous portez mieux ? Je suis Helga Olsen, la nièce du capitaine de ce navire. Il paraît que je dois vous servir d’infirmière.
Otto Wiegand regarda cette belle femelle sans le moindre désir. Il était encore trop fatigué. Mais sa vieille habitude des êtres humains lui disait que celle-là ne devait pas être difficile à cueillir.
— Où suis-je ? demanda-t-il.
— Sur le Ragona , d’Oslo.
Il eut un sourire de soulagement. Le destin ne lui avait pas joué de mauvais tour. La cabine était assez grande et très propre. À côté de sa couchette il y avait un lavabo et une petite armoire. Les parois étaient peintes en jaune. En face, il y avait une seconde couchette vide. Deux gros conduits de ventilation soufflaient de l’air frais et un des deux hublots était à demi ouvert. On se serait cru sur un navire de croisière. Otto Wiegand vit ses vêtements soigneusement pliés sur l’unique chaise. Il était nu sous sa couverture.
— Où allons-nous ? demanda-t-il en se redressant.
La jeune fille s’assit sans façon sur le lit, et il put respirer son parfum.
— À Riga, en Lettonie.
— À Riga !
Il avait crié malgré lui.
D’un coup sa fatigue s’était évanouie. Elle le regarda, surprise.
— Trois jours, c’est très vite passé. Je m’occuperai de vous.
Ses yeux clairs le regardaient un peu trop fixement. Mais Otto n’y prêta aucune attention.
— Nous nous arrêtons en route ? interrogea-t-il anxieusement.
Elle secoua ses boucles blondes.
— Non.
Les yeux bleus délavés de l’Allemand n’avaient plus aucune expression. D’un geste machinal et habituel, il passa la main gauche dans ses cheveux blonds et clairsemés. Seul signe évident de son âge. Les traits énergiques de son visage n’étaient pas empâtés et la bouche mince s’ouvrait sur des dents blanches et bien rangées. Otto Wiegand n’était pas beau mais dégageait une impression de force brutale et dangereuse, terriblement attirante pour beaucoup de femmes.
— Je ne veux pas aller à Riga, dit-il brutalement. Où est le capitaine ?
Dépitée, elle se leva.
— Je vais l’appeler.
Elle sortit en claquant la porte. Otto Wiegand sauta de sa couchette et s’habilla rapidement. Il finissait de laver son visage envahi par une barbe de trois jours lorsque, après un coup bref, la porte s’ouvrit sur la silhouette gigantesque du capitaine Fred Olsen.
Sa casquette frôlait le plafond. Il resta debout, massif et rude, fixant Otto Wiegand sans aménité. Ses traits épais mais réguliers, avec, lui aussi, des yeux très clairs, lui donnaient une certaine beauté. Il avait l’air têtu et sans finesse.
— Vous avez demandé à me voir ? fit-il en anglais.
Gêné par la différence de taille, Otto se rassit sur la couchette et interpella le Norvégien :
— Capitaine, il faut me débarquer quelque part avant Riga. Je suis un évadé politique de l’Est.
Fred Olsen ne broncha pas.
— Je ne relâche pas avant Riga, dit-il lentement et je ne peux pas détourner ma route sans l’autorisation de mon armateur, M. Haraldsen.
Il avait à peine fini sa phrase qu’un coup léger fut frappé à la porte de la cabine. Un marin entra, et, sans regarder Otto Wiegand, alla jusqu’au hublot ouvert, ôta la barre de cuivre qui le maintenait à l’horizontale et le ferma. Puis avec une clé carrée, il le verrouilla dans cette position. Ensuite, il s’éclipsa.
Sans qu’il sache pourquoi, ce manège sembla bizarre à Otto Wiegand.
— Eh ! que se passe-t-il ? demanda-t-il. Je vais étouffer…
La grande main du capitaine Olsen montra les manches à air :
— Vous ne risquez rien, la ventilation se fait par ici.
— Et si j’ai envie d’avoir un hublot ouvert ? jeta l’Allemand.
Le capitaine Olsen se frotta la joue du revers de sa main et laissa tomber, sans regarder son interlocuteur :
— C’est moi qui ai donné l’ordre de fermer ce hublot, monsieur, et il le restera.
Suffoqué, Otto Wiegand en resta sans voix. Le Norvégien continua, toujours aussi détaché :
— Il y a un problème à votre sujet, monsieur. Je viens de recevoir un radiogramme de la police de Riga, me demandant de vous mettre sous bonne garde, et de vous remettre aux autorités à mon arrivée dans ce port. Celles-ci ont l’intention de vous faire extrader en Allemagne de l’Est. Vous êtes accusé d’avoir tué un homme pour vous évader de ce pays après y avoir vécu de longues années sous une fausse identité…
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