* * *
Les maisons étaient plus espacées. Ils approchaient de la zone non construite, entre Bordj El Brajneh et Hadeth. Un des gosses tapa sur la portière d’un coup sec. Malko ralentit. Il les vit sauter à la voltige, puis disparaître, sans même se retourner. Qu’allaient-ils devenir ? Pauvre Farouk, il ne profiterait pas de ses dollars. Il revoyait son visage étonné, couvert de sang. Lui non plus n’avait pas eu le temps d’avoir peur. La première erreur de sa courte vie.
— Attention, nous sommes suivis !
L’avertissement de « Johnny » le fit sursauter. Le rétroviseur lui renvoya l’image d’une Range-Rover qui venait de surgir d’un chemin transversal. Elle se rapprochait d’eux. Sa conviction fat faite aussitôt : c’était un des rescapés du massacre du garage, qui avait coupé à travers Chiyah, devinant où ils se rendaient. Malko accéléra, examinant plus attentivement le véhicule : surprenant, le conducteur semblait seul à bord. Il avait pourtant eu l’occasion de ramasser des miliciens …
Une pensée abominable lui serra tout à coup l’estomac. La plupart des voitures piégées, en plus de la minuterie, comportaient un système de mise à feu par télécommande. Il suffisait au conducteur de la Range-Rover, qui avait participé à la « préparation » de la benne à ordures, de se rapprocher assez près pour faire sauter Malko et « Johnny » avec le chargement d’explosifs. Or, la Range-Rover était beaucoup plus rapide que la benne jaune.
Malko eut l’impression de se trouver emprisonné dans un bloc de glace. Il ne voyait plus les ruines autour de lui, mais seulement la lisière des maisons de Hadeth et la ligne du Chouf, dans le lointain, noyée de brume. Il écrasa l’accélérateur, tout le corps en avant comme si cela pouvait faire avancer la benne plus vite. Dieu merci, la Range-Rover souffrait autant dans les trous que leur lourd véhicule … Il se tourna vers le Palestinien.
— « Johnny », dit-il, celui qui nous poursuit a probablement une télécommande pour faire exploser cette benne à distance. S’il se rapproche assez …
Le Palestinien se retourna.
— C’est très possible, admit-il. Il va falloir l’abandonner très vite.
— Sautez, dit Malko, je vais prendre le risque de continuer. Vous avez une idée du genre de mécanisme qu’ils utilisent ?
« Johnny », le cou tordu, surveillait la Range-Rover qui cahotait.
— Cela dépend, fit-il. Je ne pense pas que ce soit quelque chose de très sophistiqué, sinon, nous serions déjà morts. Ce doit être une télécommande de jouet ou de porte de garage. Avec une portée de quelques dizaines de mètres …
La Range-Rover devait se trouver à cent mètres. Rarement, Malko avait joué une telle partie de roulette russe … La benne jaune roulait à fond. « Johnny » tira machinalement sur ses bottillons verts couverts de boue. Il ne s’était pas rasé et la barbe naissante donnait à ses traits un aspect malsain. Son gros œil de batracien demeurait rivé au rétroviseur. La distance ne diminuait pas entre les deux véhicules. Ils arrivèrent aux premières maisons de Hadeth.
— C’est encore loin ? demanda Malko.
— En ligne droite, non, expliqua le Palestinien. Mais il y a un gros barrage, nous allons effectuer un détour.
Ils ne pouvaient pas s’offrir le luxe d’un arrêt, avec la Range-Rover derrière eux. La roue avant droite de la benne plongea dans un trou boueux, projetant le cœur de Malko dans sa gorge. Le sang battait à ses tempes, à chaque seconde, il se posait la même question obsédante : quel effet cela faisait-il d’être désintégré vivant ?
La benne se mit en travers et faillit emboutir un pilier, seul vestige d’un immeuble. Le « vlouf-vlouf » d’un hélicoptère domina soudain le bruit du moteur, puis le bruit diminua.
« Johnny » s’agitait nerveusement sur la banquette. Il sembla à Malko que la Range-Rover gagnait inexorablement du terrain.
— Ici, prenez la ruelle à gauche, dit le Palestinien.
Malko braqua et la benne passa de justesse. C’était une voie étroite courant entre des maisons encore habitées. À travers l’ouverture béante creusée par un obus, on apercevait toute une famille en train de déjeuner, et qui jeta un coup d’œil étonné à la grosse benne jaune.
— À gauche, encore ! ordonna « Johnny ».
Virage à angle droit. Malko donna un brusque coup de volant, avant d’avoir achevé sa manœuvre. Il venait d’apercevoir au bout de la ruelle, des hommes armés dont l’un porteur d’un redoutable RPG 7 … « Johnny » jura, perdant pour la première fois son sang-froid.
— Je ne sais pas où ça mène !
Ils n’avaient perdu que quelques précieuses secondes. Malko essuya son front couvert de sueur. Ils surent très vite où la rue conduisait, au virage suivant : un véritable barrage fait de blocs de béton, de terre et de rails rendait tout passage infranchissable. Le pare-chocs de la benne vint s’enfoncer dans la terre molle.
Malko se retourna.
La Range-Rover fonçait vers eux. Ils étaient piégés.
* * *
Malko n’eut pas le temps d’arrêter « Johnny ». Le Palestinien avait déjà sauté à terre et courait vers la Range-Rover, glissant dans la boue, comme une monstrueuse grenouille. Malko descendit à son tour. Si la benne explosait, cela ne changerait pas grand-chose. « Johnny » avait déjà parcouru cinquante mètres. Il s’accroupit, épaula son Kalachnikov et tira la moitié de son chargeur …
Le pare-brise de la Range-Rover s’étoila, puis devint opaque, la voiture zigzagua, continuant quand même à avancer, sans qu’on sache si son conducteur était toujours vivant.
Le Kalachnikov tira encore trois fois, puis, comme au ralenti, Malko vit le pare-chocs de la Range-Rover heurter de plein fouet « Johnny » et le projeter à terre. Il lui sembla qu’une des roues passait sur le Palestinien. Tétanisé, Malko s’immobilisa, tous ses muscles bandés, tandis que la Range-Rover basculait, effectuait un tonneau et s’écrasait sur un monceau de plaques de béton.
Malko courut jusqu’à « Johnny ». Le Palestinien, allongé sur le dos, était livide, les yeux ouverts. Une mousse rosâtre perlait aux commissures de ses lèvres. Lorsque Malko voulut lui toucher la poitrine, il poussa un cri étouffé :
— J’ai mal, oh, j’ai mal.
Le pare-chocs, lui avait défoncé la cage thoracique, et, une côte avait dû percer la plèvre et les poumons. Il respirait à peine, par petits coups, la bouche grande ouverte, une main comprimant sa poitrine.
— Reculez, murmura-t-il. Essayez de franchir le barrage, ensuite c’est tout droit jusqu’à la voie de chemin de fer. Puis, à droite. Vous reconnaîtrez …
Il eut un hoquet et ferma les yeux. Malko sentit qu’il était en train de mourir. Il ne pouvait rien pour lui, et les coups de feu risquaient d’avoir alerté des miliciens. Il courut jusqu’à la benne. Plus tard, on ferait les comptes … En montant, il remarqua sur le plancher une languette de métal pivotante. Il réalisa immédiatement qu’il s’agissait d’un dispositif destiné à bloquer l’accélérateur. Ceux qui l’avaient « préparée » avaient tout prévu. Il remonta, repartit en marche arrière, évitant de peu le corps de « Johnny » qui ne donnait plus signe de vie.
Dans les débris de la Range-Rover, il aperçut un homme effondré sur son volant, ruisselant de sang. « Johnny » lui avait sauvé la vie. Il essaya de ne plus y penser. Posant le 357 Magnum sur ses genoux, il acheva sa marche arrière, puis accéléra dans la ruelle étroite. Vingt mètres plus loin, un milicien armé lui fit signe de stopper sur une petite place.
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