Un peu plus loin, ils abandonnèrent la voiture sans la fermer, afin que personne ne la prenne pour un véhicule piégé. Encore quelques ruelles et ils se retrouvèrent dans l’immeuble démoli qui leur avait déjà servi d’observatoire. Farouk et ses « hommes » les y avaient devancés, regroupés dans les pièces vides, encombrés de cartouchières et de roquettes.
— Il faut faire vite, avertit Farouk. Je crois qu’on a été repérés. Ils ne savent pas encore ce qu’on fait mais ils risquent de lancer des patrouilles pour nous retrouver …
— Venez, fit Malko.
Ils montèrent jusqu’à la terrasse, prenant soin, cette fois, d’observer les toits alentour. Miracle : le garage était ouvert et on distinguait nettement la tache jaune de la benne à ordures, à côté d’une Range-Rover. Tandis qu’ils la surveillaient, quelqu’un monta au volant et la fit démarrer, la laissant devant le garage, prête à partir. Le cœur de Malko se mit à battre plus vite. Il leur restait peu de temps pour intervenir.
Une demi-douzaine d’hommes armés traînaient autour de la benne et il devait y en avoir plus à l’intérieur. Farouk ajusta les étuis de toile de ses roquettes et lança à Malko :
— On y va !
— Surtout, ne touchez pas à cette benne à ordures, recommanda Malko.
Le gosse comptait à voix basse les miliciens armés. L’un d’eux inspecta la benne. Il monta dans la cabine et se pencha vers le tableau de bord. Malko essayait de calculer la quantité d’explosifs qu’ils avaient pu y cacher.
— Inch Allah ! lança Farouk.
Son dos chargé de roquettes disparut dans l’escalier. Malko demeura sur le toit, observant la situation, « Johnny » à ses côtés. Ils virent surgir en contrebas, dans la rue, les sept gosses menés par Farouk, à la queue leu leu, progressant sans se cacher, le RPG 7 et le Kalach à l’épaule. Malko vit que le jeune Palestinien avait collé un poster de l’imam Moussa Sadr sur son treillis !
— Ces petits ont vraiment le sens de la survie, remarqua « Johnny », à mi-voix.
Malko suivait anxieusement la progression. Il s’arrêta presque de respirer quand la tête de la colonne pénétra sur le terre-plein devant le garage. Il entendit les interjections en arabe, vit les gardes se ruer sur les Kalachnikov. Farouk s’arrêta, rejoint par ses « hommes », cria quelque chose.
— Il leur dit qu’il est envoyé par Abu Nasra, traduisit « Johnny ».
À Chiyah, une bande armée n’avait rien de surprenant. Le fait qu’ils ne se cachent pas les rendait encore moins suspects. C’est ce qu’escomptait Farouk. Malko le vit tout juste faire passer son RPG 7 de l’épaule à la main droite, tant son geste fat rapide.
— Allons-y ! dit Malko.
La partie la plus dangereuse de l’opération commençait.
Une fraction de seconde plus tard, l’enfer se déchaîna ! Les gosses tiraient tous en même temps, rafalant en vieux professionnels, par courtes giclées, coupées par les coups sourds du RPG 7. Un milicien vola en morceaux, atteint à l’épaule, et retomba en pluie. Le silence se fit. Un petit Palestinien gisait sur le côté, mort. Touché par un des gardes. Tous les miliciens étaient hors de combat.
À ce moment, Farouk se retourna, cherchant Malko des yeux. Il y eut une explosion sourde venant du garage, un nuage de fumée, qui cacha le jeune garçon. Les autres gosses se ruèrent à l’intérieur. Nouvelle fusillade, avec deux coups de RPG 7, des volutes noires sortirent du garage, puis des flammes. Malko et « Johnny » couraient déjà vers la benne. Ils y arrivèrent au moment où quatre gosses survivants refluaient, l’arme au poing, parmi eux la fillette, 45 au poing.
Farouk gisait sur le dos, un trou gros comme une assiette dans la poitrine. Atteint de plein fouet par une roquette. Des paquets de billets de cent dollars étaient éparpillés autour de son cadavre, brûlés, déchirés, et des dizaines d’autres avaient volé très loin sous le souffle. Il n’avait pas aperçu l’homme embusqué dans le garage. Le Palestinien demeura quelques secondes immobile près du gosse mort, puis reprit :
— Vite, d’autres vont venir …
Malko ouvrit la portière de la cabine de la benne à ordures. Il trouva le contact sans difficulté, et mit en route. Essayant de ne pas penser qu’en cas de contre-attaque des miliciens, une roquette suffisait à faire sauter la charge explosive dissimulée dans la benne.
Le moteur ronronna et « Johnny » sauta à côté de lui, les gosses survivants s’accrochant au marchepied. Une partie du garage brûlait, il y avait des corps étendus partout. L’attaque n’avait pas duré plus de quatre minutes. Maintenant, il leur restait à traverser tout Chiyah, au volant d’une bombe roulante.
— Laissez-moi conduire, dit « Johnny ». Qu’on ne vous voie pas.
Malko lui laissa le volant, s’installant à côté, caché par les gosses debout sur le marchepied.
Toutes les ruelles se ressemblaient, si étroites que la benne y passait à peine. Malko parcourut le tableau de bord du regard et aperçut un interrupteur collé avec du scotch, à côté de la commande des essuie-glaces.
— C’est la mise à feu de la charge avec une minuterie, commenta placidement « Johnny ». Vous aviez raison.
Le seul problème, c’est qu’ils ignoraient sa durée : vingt secondes, une minute, ou plus ?
De cette simple question allait dépendre leur vie. Ils arrivaient sur un barrage. Malko se laissa glisser sur le plancher, les gosses agitèrent leurs armes en criant et ils passèrent sans problème ! Soudain, une camionnette surgit d’une voie transversale, stoppa, et plusieurs hommes en descendirent, leur faisant signe de s’arrêter. Malko vit bondir à terre un des petits Palestiniens avec un RPG 7 deux fois gros comme lui. Agenouillé, il braqua le tube sur la camionnette.
Une déflagration sourde et le véhicule explosa, projetant son capot par-dessus les toits. Les survivants ouvrirent le feu et une grêle de balles arrosa l’arrière de la benne. Malko cessa de respirer, mais rien ne se produisit.
« Johnny » tourna, arrachant une aile à un pan de mur. Le gosse était remonté en voltige. Malko ne voyait plus ni la pluie, ni les murs lépreux, ni les quelques passants qui s’écartaient vivement. Il vivait au rythme des changements de vitesse : la benne n’était pas l’engin idéal pour une course poursuite, surtout avec une charge d’explosifs pouvant se déclencher à la moindre fausse manœuvre … Il songea au milicien chiite, deux mois plus tôt, chargé de convoyer une voiture piégée jusqu’à l’ambassade de France, et qui s’était arrêté acheter des cigarettes. Un coup de volant malheureux l’avait réduit en chaleur et en lumière, avec une cinquantaine de passants et trois immeubles. Malko se consola en se disant qu’on ne devait rien sentir.
« Johnny » freina brutalement : la rue était barrée par des piquets de fer. Derrière, un pliant avec deux barbus et une grande affiche de Moussa Sadr. Les deux hommes n’eurent pas le temps de saisir leur Kalach. Les gosses les rafalaient déjà, sans même quitter le marchepied. Il restait les piquets de fer. « Johnny » sauta à terre et Malko récupéra le volant.
— Allez-y doucement, dit le Palestinien. Je vous guide.
Malko passa la première et le pare-chocs avant de la lourde benne commença à plier les piquets. Il ne respirait plus … Centimètre par centimètre, ils se courbèrent, raclèrent le dessous de la benne. Ouf, ils étaient « passés » !
Il regarda le visage des gosses accrochés au marchepied. Crispés, tendus, mais sans la moindre trace de peur. Des rats aux aguets, prêts à bondir, à tuer, pour ne pas être tués. Il ignorait pourquoi ils restaient avec lui : pour le protéger, ou seulement parce qu’ils traversaient plus facilement la zone dangereuse ?
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