Depuis, tous les coups durs. La vie m’avait dégringolé sur la tête, comme un échafaudage mal construit. J’étais parti dans l’existence, lancé à fond de train au bout de l’aventure, pareil à une boule qui démolit les quilles sur son passage pour finir misérablement dans un fossé bourbeux. Déjà, je m’en rapprochais de ce fossé. Je commençais à me compromettre dans des flirts odieux, crapuleux, vulgaires. Ces deux mômes que j’avais levées, il y a seulement six mois je n’en aurais pas voulu pour me servir mon pastis. Maintenant, je sortais avec elles, je les traînais de bar en bar, de l’ambiance louche d’un zinc populaire à celle, plus douteuse encore, d’un bistrot d’Arabes. Et je riais, et je suivais le mouvement. Je courais sur ma lancée, en quelque sorte. Pour couronner le tout, elles me prenaient pour un micheton. Elles me considéraient moins que les petites avec lesquelles nous avions trinqué. C’était ça, la vie qui m’était réservée désormais ? C’était devenu ça, mon idéal, ce goût de fange des lendemains de fête et cette fureur de s’abaisser, de devenir plus vulgaire, plus grossier que les voisins ?
Tout le monde se leva et la foule se partagea en deux parties, chacune se dirigeant en file indienne, vers les deux portes aux extrémités de cette caisse à prolétaires. Moi, j’avais le temps. Personne ne m’attendait. Personne ne m’attendrait plus jamais. Je laissai descendre tout le monde et je sortis le dernier de la gare, les mains aux poches, la tête basse. Je m’enfonçai dans la nuit déserte, solitaire. La lune, que les Allemands n’étaient pas encore arrivés à voiler, mirait dans l’eau noire du canal son visage ironique. Un souffle de vent frais vint de la mer.
Alors, je me hâtai vers le bistrot où Bams m’attendait peut-être. Il me semblait que cette ambiance de joie bon enfant me sauverait. Je poussai la porte et entrai en trombe. Bams n’était pas là mais je retrouvai les rires, la tiédeur et la lumière. Je me mêlai aux faces épanouies de gaieté, je pris ma part de joie.
Il me sembla que j’avais laissé au dehors, non seulement les fantômes qui s’approchaient toujours de moi, me prenaient la main et essayaient de m’entraîner, mais ce refrain obsédant, ce chant du désespoir qui est la mélodie funeste de cette sirène qu’on appelle la Mort.
Et je me remis à boire.
Tant et si bien qu’à dix heures j’étais au pieu.
*
Le lendemain, naturellement, Bams vint me chercher. Je m’étais réveillé un peu avant son arrivée et j’en avais profité pour prendre mes précautions. C’est-à-dire que j’avais nettoyé mon revolver, que je ne portais plus depuis le début, et que je l’avais glissé dans la poche intérieure de ma veste de travail. Avec ça j’étais paré. Le seul fait de sentir — même pas, de savoir — cette présence me regonflait. Ça faisait plus de deux marquets que j’attendais ça, maintenant on allait rire. Pas tous, bien sûr. Mais enfin quelques-uns. Mais on n’avait rien à faire avec les autres.
Dans la bagnole qui nous menait à Fréjorgues, on n’échangea que quatre paroles, Bams et moi. Lui, il était préoccupé par ce qui allait se passer et moi, j’étais encore sous l’emprise de ma terrible dépression nerveuse de la veille. Heureusement, nous nous retrouvâmes à midi, après le train-train habituel, à la cantine interentreprises que les Allemands avaient construite. On y mangeait pour pas cher un repas qui valait encore moins.
Comme nous avions une situation privilégiée qui ne nous astreignait pas à des heures de présence fixes, nous laissâmes partir nos convives afin de pouvoir blaguer un peu.
— Les portes sont fermées à quelle heure, dernier carat ? demandai-je.
— À cinq heures et demie, à la nuit, quoi.
— Bon. Je t’attendrai à cinq heures et quart devant le grand hangar. Ça va ?
— Ça va. Le temps que mon équipe fiche le camp et que je fasse rentrer les pelles et les pioches au magasin, ce sera ça.
— Très bien. Alors moi je ne porterai mon rapport qu’au dernier carat, c’est-à-dire que j’attendrai que tu sois au rancart et nous irons ensemble. Ça colle ?
— Ça colle !
— Tu es armé ?
Bams sourit.
— Toujours.
— Il y aura peut-être un peu de bagarre. Mais ce qu’il faut, c’est éviter le bruit.
L’après-midi n’en finissait pas. Je n’ai jamais vu trois heures passer si lentement. Enfin, à l’autre bout de l’aérodrome, je vis deux compagnons sortir d’une tranchée, mettre leur veste et, la musette sur l’épaule, se diriger d’un pas lourd vers les baraquements qui abritaient les bureaux de leur entrepreneur.
L’air devenait bleu. On sentait descendre la grande paix du soir.
J’allumai ma cigarette et je me dirigeai vers le grand hangar. Il était ouvert, et des mécanos s’affairaient autour d’un énorme zinc. C’était celui-là, sans doute, et ses frères qui, toutes les nuits, allaient bombarder l’Italie. Un grand troufion montait la garde devant la façade. Il s’approcha de moi.
— Was machen sie hier ? demanda-t-il.
Je ne parlais pas encore, mais je commençais à piger. Rien qu’à leur gueule.
— J’attends mon copain, répondis-je. J’avais ma musette sur l’épaule et j’avais l’air innocent du brave type qui vient de finir sa journée.
— Tenez, le voilà, appuyai-je en désignant la silhouette de Bams qui venait vers nous, à travers l’ombre de plus en plus épaisse.
Nous nous éloignâmes ensemble vers le bureau du patron.
— Il est seul ? demandai-je.
— Oui. Et il râle, faut voir. Il en a surtout après ton retard à lui amener le rapport.
— T’en fais pas. Si ça ne tient qu’à moi, ce sera sa dernière colère. Il a les plans ?
— Je les lui ai remis tout à l’heure. Il attend que tu passes pour aller lui-même les restituer à la Kommandantur. Il n’ose pas s’éloigner maintenant, de peur de te manquer. J’ai l’impression qu’il va te flanquer à la porte.
— Permets-moi de rigoler, répondis-je. Tu penses que je ne vais pas rester là à attendre qu’on vienne me cueillir.
Tout en parlant ainsi, nous étions arrivés devant le baraquement. Un mince trait d’or filtrait à travers les planches mal jointes. Nous entrâmes ensemble.
Le bureau de la dactylo était vide. Je poussai la porte et pénétrai directement dans le bureau du patron. Il était assis derrière sa table et compulsait des papiers.
— Ah ! vous voilà, vous ! s’écria-t-il en m’apercevant. Où étiez-vous passé ? À la cantine, naturellement. Vous avez plaqué le boulot comme d’habitude. Eh bien, mon garçon, je me charge de votre avenir. Primo, vous ne faites plus partie de la maison. Secundo, je vous promets un beau voyage.
— Vous êtes Dieu le Père ?
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Je vous demande si vous êtes Dieu le Père pour construire ou démolir ainsi l’avenir des autres.
— Et ça a le culot d’être insolent ! Ne vous en faites pas, vous y filerez en Allemagne, je vous le jure, et plus tôt que vous ne le pensez.
— Dites-moi, répondis-je, très calme, si au lieu de parler de mon avenir, nous parlions un peu du vôtre ? Il n’est pas si beau que ça, vous savez.
— Que voulez-vous insinuer ?
— Les Français arrivent et…
— J’en étais sûr ! triompha cette couenne, encore un gaulliste, un de ces sales assassins qui…
— Pas si fort, s’il vous plaît, on risque de vous entendre.
— Je m’en fous ! cria-t-il, encouragé au contraire, je ne risque rien, moi. Tandis que vous, mon ami, avec des raisonnements pareils, c’est la déportation, peut-être pire.
— C’est-à-dire le mur ?
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