— Eh, Bams ! appelai-je à voix basse.
— Oui, répondit-il de même.
— Pas touché ?
— Non. Et toi ?
— Moi non plus. Passe de l’autre côté et amuse-les. Je vais essayer de les avoir par la bande.
— Ça colle.
Je l’entendis ramper et s’éloigner. La mitrailleuse avait arrêté son tir. Ils devaient essayer de nous repérer. Moi, j’étais trempé jusqu’aux os, du coup, y compris la poitrine, et la rage me faisait trembler.
À trente mètres plus bas, je vis Bams se dresser, casser une branche, comme s’il fuyait, puis se jeter à plat ventre. Aussitôt la crécelle recommença à donner.
Je dégoupillai vivement une grenade, je comptai jusqu’à trois. Elle partit avec son petit crépitement et éclata juste en arrivant à la fenêtre.
La mitrailleuse s’arrêta et il y eut des hurlements. Le volet s’ouvrit et la machine que son servant avait abandonnée piqua du nez.
Je bondis en avant, le Colt au poing et me réfugiai dans l’embrasure de la porte. Ce n’était pas un panneau bien solide. Avec quatre coups de pétard dans la serrure, elle s’ouvrit toute seule. Déjà, les partisans couraient sur mes talons et entraient en même temps que moi dans la gendarmerie. Il y avait un escalier, je le grimpai quatre à quatre, enfonçai la porte de contre-plaqué d’un coup de pied. J’étais animé, ma parole, du génie de la destruction.
C’était la fameuse chambre. Devant la fenêtre, deux miliciens étaient étendus sur le sol. Ils avaient leur compte. Un gendarme, debout, le ceinturon défait, plié en deux, se tenait le ventre avec une grimace de douleur. Il avait reçu un éclat dans le ventre. En d’autres termes, il était foutu. On ne survit pas plus de trois heures à ce genre de blessure et on était trop loin pour le soigner. Au reste ce n’était pas nous, avec nos bagnoles, qui allions l’amener à Perpignan, ah mais non ! Avec sa mentalité de pourri qui l’avait incité à arrêter un jeune et à faire appel à des miliciens pour tirer sur des Français, on était tranquilles sur ce qui nous attendait en bas si on avait commis cette imprudence.
— Tu peux crever, lui dis-je, histoire de l’encourager. Tu peux crever en compagnie de tes deux pédales, on ne fera rien pour toi.
— Il y en a un autre, dit quelqu’un. Celui-ci, c’est un sous-ordre. C’est le chef qu’il nous faut agrafer.
— La caserne n’est pas grande, il n’est certainement pas loin.
Eh bien, on le retrouva tout pleurant dans les bras de sa femme !
— Allez, dis-je en entrant, c’est fini les caresses, descends dans la cour.
— Je ne veux pas ! cria le salaud, je ne veux pas ! je n’ai tué personne, ce n’est pas moi qui ai voulu les faire venir, ni arrêter le jeune.
— Comment, ce n’est pas toi ? Tu es le chef, non, sans blague ?
— Oui, mais vous savez, quand on est deux il faut marcher par force, on a toujours peur que l’autre, qui est généralement jaloux de vous, vous dénonce.
— On n’a pas à entrer dans ces considérations. Tu connais le tarif ? Tu écoutes parfois la BBC comme tout le monde ?
— Je ne veux pas, répétait-il sans cesse.
Les copains durent s’y mettre à trois pour le décrocher. Il y avait beau temps que sa femme s’était évanouie.
Dans la cour, pas moyen de lui faire prendre une position décente. On dut l’abattre à la course, comme un chien enragé. Je n’avais jamais rien vu d’aussi moche.
Quand nous sortîmes de là, en rengainant nos armes, j’avais retrouvé l’espoir.
Il me semblait que j’étais, par cette simple participation à des actes de guerre, rentré dans la communauté que j’avais depuis longtemps quittée. Je n’étais plus le truand recherché par la police, le gars qui se barre constamment, qui fuit devant la meute et vit de meurtres et de rapines.
J’avais retrouvé une dignité perdue. Il me semblait que j’avais le droit, maintenant, de mettre sur ce blouson de cuir que Badias m’avait prêté pour la circonstance le brassard tricolore timbré de la Croix de Lorraine.
Dix ans de moins sur les épaules, voilà ce que j’avais, dix ans de moins, mes dix ans hors la loi et de type sans scrupule. Le seul drame, c’est que je me connaissais suffisamment pour me demander si ça durerait longtemps.
Mais je voulais à tout prix profiter de ce retour à une conception commune de la vie.
J’avais un trop-plein d’enthousiasme à déverser. Il me semblait qu’en venant d’abattre ce gendarme, je venais de venger Hermine, Jimmy et Mordefroy mieux que je ne l’avais fait auparavant.
Dans les autres affaires, je me cachais, je me planquais, j’agissais sournoisement. Ici, c’était en pleine lumière, soutenu de tous. Ce n’était plus un crime, c’était une exécution.
Alors, plein d’exaltation, en passant devant la Mairie, je déchirai les affiches officielles qui portaient l’en-tête État Français et j’inscrivis dessus, au crayon rouge, République Française.
Bams me regardait en souriant. C’est un mec qui n’éprouvait jamais aucune exaltation. Il désigna le bistrot d’un signe de tête et entra le premier, parce que, n’est-ce pas, c’est toujours comme ça que ça se finit, en France.
Vous retrouverez les personnages de ce roman et la suite de leurs aventures dans Le Festival des macchabées.
Entretien avec Gilbert Ganne paru dans Carrefour et repris en note liminaire de l’édition originale du Petit Canard (Grasset, 1954).
Cf. notre préface aux Voyageurs du vendredi (e-dite, 2000).
Au sujet de Ludovic Massé, on consultera la remarquable biographie de Bernadette Truno, Ludovic Massé. Un aristocrate du peuple (Mare nostrum, 1996).
Pirandello ( Feu Mathias Pascal ).
Raphaël Pujazon (né en 1918), célèbre coureur de demi-fond français dans les années 1940. Il poursuivit sa carrière après la guerre et disputa notamment des compétitions avec Alain Mimoun. (N.d.l.e.)
Le Croiseur Sébastopol (Weisse Sklaven, 1936). Film allemand de propagande anticommuniste réalisé par Karl Anton, avec Camilla Horn. (N.d.l.e.)
Serge Grave : comédien français surtout connu alors pour des rôles d’enfants et d’adolescents, notamment dans Le Roman d’un tricheur de Sacha Guitry ou Les Disparus de Saint-Agil (1937) de Christian-Jaque. Alain Cuny : à l’époque où se situe le roman, Alain Cuny apparaissait comme le type même du héros romantique depuis le succès Les Visiteurs du soir (1942) de Marcel Carné. (N.d.l.e.)