Nous sortîmes de la tranchée tout courbaturés. Nous enlevâmes le plus gros de la boue qui couvrait nos vêtements et Bams, crachant dans son mouchoir, fit disparaître les traces de sang de son visage.
— Pourvu qu’ils n’aient pas mouché la bagnole, grogna-t-il. On serait jolis garçons !
Le clairon sonna à nouveau ses mêmes notes tristes. C’était la fin de l’alerte.
Par bonheur, la bagnole était intacte. Au quart de tour elle répondit. On grimpa dedans et on se dirigea vers la sortie, à toute pompe. Les sentinelles, qui venaient à peine de sortir de leurs abris, nous arrêtèrent. On dut leur expliquer, mi-boche, mi-français, qu’on avait été retardés au bureau et surpris par l’alerte.
— Ah ! dit l’un d’eux, en hochant la tête, gross alarm. Viel kamera den kaputt !
Oui, mon pote, notamment le feldwebel Männing et sa foutue baraque et ton copain qui était dedans.
Nous leur serrâmes la main, histoire de compatir, et nous prîmes le chemin de Montpellier le plus rapidement possible. Dans un sens, ce bombardement, ça nous arrangeait. On ne découvrirait probablement jamais que les plans avaient été volés, ni l’assassinat de la sentinelle, ni le saucissonnage du feldwebel.
Ce qu’on découvrirait seulement, c’est cette salope de Portal, la gorge tranchée, assis dans son fauteuil, et si gentiment égorgé qu’on se demanderait avec admiration qui pouvait bien être le spécialiste. Ça nous laissait un certain répit. De toute manière le crime ne serait pas découvert avant le lendemain. À moins que la femme ou la fille, ne voyant pas rentrer cette bourrique, s’imaginent qu’il ait été mouché dans le bombardement et viennent aux nouvelles. Mais qu’est-ce qu’elles découvriraient ? Rien de suspect. La porte était fermée comme tous les soirs, les lumières éteintes et j’avais la clef dans ma poche. Ça me fit penser qu’il fallait que je m’en débarrasse, on ne sait jamais. Si je me faisais croquer avec ça sur moi, on m’accuserait tout de suite du crime.
Je demandai à Bams de nous arrêter devant un bistro.
— J’ai envie de boire un verre, dis-je, et je veux me débarrasser du rossignol.
On s’arrêta devant une boutique, on entra. Pas un chat et le silence. Excepté la voix ample des sirènes avec leur chant lugubre.
— Et alors ? criai-je, y a personne, dans la maison.
Une trappe s’ouvrit et un type sortit une tête dépeignée. Il enjamba l’échelle et apparut. Il fut suivi de deux autres types et d’une femme.
— Tiens, remarqua le premier sorti, j’ai oublié de fermer la porte.
— C’est arrivé si vite, dit la femme !
Ils étaient tous poussiéreux et l’un d’eux avait des toiles d’araignées sur la tête.
— Quelle histoire ! La lumière s’est éteinte quand on entendait déjà le canon. Ils ont été surpris sans doute.
— Pour être surpris, dis-je, vous pouvez dire qu’ils l’ont été. Ils ne s’attendaient pas à cette valse.
— C’est à Fréjorgues que ça s’est passé, n’est-ce pas ? demanda la femme. Ça ne pouvait être que là.
— Oui, dis-je c’est à Fréjorgues.
— Je n’ai jamais eu si peur de ma vie ! s’écria la patronne. Vous en venez, peut-être.
— Oui, répondis-je, nous étions aux premières loges.
— Ils ont dû faire quelque chose comme dégâts ! opina un des clients. Ça a duré au moins vingt minutes.
— Le temps vous a paru long parce que vous étiez dans la cave, mais ça n’a pas duré plus de dix. C’est déjà pas mal, vous savez, dix minutes de bastonnade !
— C’est la première fois qu’on descend, dit le patron. Mais cette fois, quand on a entendu les coups de canon, on s’est dit : ça, c’est pour nous.
— Vous avez bien fait, répondit Bams, quoique, vous savez, les caves !
— Bien sûr, dit quelqu’un, si l’immeuble fout le camp et que tu restes dessous, ça ne doit pas être marrant de crever comme un rat, à petit feu, dans le noir, comme si tu étais enterré vivant.
— Mais tu es enterré vivant, à ce moment-là.
— Je préférerais mourir à l’air libre, d’une balle dans le buffet ou écrabouillé par une torpille.
C’était l’opinion de chacun.
— Seulement si tu sors, on te tire dessus.
— Bah ! ce sont des choses qu’on raconte. Je parie qu’à la prochaine alerte je m’assieds sur le bord du trottoir et je ne bouge pas de là.
— Tu aurais les fesses au frais, ricana le patron.
Là-dessus, tout le monde se mit à parler des avantages et des inconvénients de la défense passive ainsi que de la fumisterie que représentait le black-out.
— Vous croyez qu’ils ne savent pas où ils vont ? Ils ont des appareils pour naviguer la nuit. Regardez s’ils se sont trompés, ce coup-ci. Ils ont bien bombardé Fréjorgues et pas Pézenas. Et je vous prie de croire qu’ils ne l’ont pas loupé.
Là-dessus, comme il n’était pas loin de dix heures à force de blaguer, je rappelai à Bams que nous avions autre chose à faire que de parler de stratégie. Il en convint, on régla la casse et on reprit le teuf-teuf.
L’inconnu nous attendait au bar de l’hôtel.
C’était un coin désert en pleine cambrousse, au milieu de vergers d’où, de loin en loin, une petite maison émergeait. L’auberge était construite au milieu d’un parc. Ce devait être, en temps normal, un rendez-vous de couples adultères et de partouzards. C’était clandestin à souhait. Maintenant, le patron avait adjoint à la fructueuse industrie des parties de jambes en l’air celle, plus rémunératrice encore, du marché noir. On mangeait là-dedans tout ce qu’on voulait.
— Garçon, je voudrais une dinde !
— Mais oui, monsieur.
— Maître d’hôtel, est-ce que vous avez du caviar ?
— Parfaitement, madame.
Malgré les prix exorbitants, la taule était pleine à craquer de messieurs à semelles triples et de filles trop luxueuses. Malgré tout, on était en France. Ici, il n’y avait pas d’Allemands. Sans doute qu’ils ne connaissaient pas la boîte. Mais c’était un nid d’espions, d’indicateurs, de gros trafiquants de nourriture, de tissus ou de devises — de chair humaine aussi, bien entendu, quoique pour l’instant une fille ce n’était pas une affaire rentable. Il y avait aussi quelques bons bourgeois et quelques fils de famille qui venaient ici croyant respirer un parfum de mondanité parisienne. Mais ça ne sentait que la crapule et ça la sentait bien. Trop de parfums, trop de bagouzes et des pardessus trop lourds. Trop de billets de cinq mille aussi, dans les portefeuilles trop chics. Manque de mesure. Un jeune flic s’en serait aperçu. Et je ne parle pas des noms plus ronflants les uns que les autres, directeur de ceci, chef de cela, agent général du reste, coulissier, toute la smala.
Je connaissais l’atmosphère. C’était celle de quelques boîtes de Montmartre. L’agent de change était connu de la police sous le nom de Dédé le Truqueur, le gros industriel sous celui de Marius l’Enflé et d’autres qui n’avaient pas de surnoms n’en étaient pas plus recommandables.
Je suppose qu’ici ça devait être le même tabac.
L’inconnu, lorsqu’il me vit avec Bams, tiqua. Il nous invita à prendre un verre au bar et évita soigneusement de mettre la conversation sur un terrain compromettant.
— Vous pouvez y aller, dis-je, vous ne risquez rien. C’est mon pote. Il m’a donné un coup de main dans cette affaire.
— Forfait, dit le jeune homme. Mais vous comprenez qu’il faut prendre de telles précautions !
— À qui le dites-vous ! soupirai-je.
— Nous allons boire un verre chez moi. Ce sera plus sûr. Vous avez les documents ?
— Oui, mais je crains qu’ils ne vaillent plus grand-chose, maintenant. Le bombardement est passé par là.
Читать дальше