J’étais dans le sanctuaire. Il était chichement meublé d’une table de bois blanc, d’une table à dessin et d’un classeur mural. Mais il y avait des cadenas aux fenêtres et, dans un coin, un lit de camp. Ce type devait coucher là.
— Qu’est-ce que vous voulez ? grogna-t-il.
— M. Portal s’excuse, il n’a pas pu venir. Il m’a chargé de vous remettre les plans. Les voici.
— Vous auriez quand même pu venir plus tôt. Vous êtes les derniers aujourd’hui. Vous arrivez avec plus d’une demi-heure de retard sur la Société d’Entreprise qui a pourtant l’habitude d’occuper cette place.
Il se tourna vers le mur, ouvrit un casier du classeur et y jeta le document. J’en profitai pour sortir vivement mon revolver et le braquer. Quand il se retourna il se trouva nez à nez avec le petit œil noir menaçant de mon Colt.
— Bams ! criai-je.
Le feldwebel leva lentement les mains. Il était blanc comme le mur. Mais ce n’était pas de frousse, c’était de rage.
— Ça y est, dit mon pote en revenant, il a son compte, le frangin.
Je n’avais rien entendu.
— Qu’est-ce que vous désirez ? demanda l’Allemand.
— Vous le demandez ? dis-je en souriant, les plans, parbleu. Et si vous faites le moindre geste ou si vous poussez le moindre appel, je vous abats comme un chien.
Bams avait tiré le cadavre dans l’entrée et fermé la porte.
— Fais-moi passer les papiers, lui dis-je.
Je les fourrai vivement dans la poche de ma canadienne.
— Vous avez pu constater, continuai-je, que pour ce qui est du respect de la vie humaine, mon pote et moi on est aussi calés que vous sur la question.
D’un signe de tête je désignai l’entrée où se trouvait le cadavre du soldat allemand.
— Aussi, je vous engage à être raisonnable et à agir ainsi aux mieux de vos intérêts. Ne bougez pas de ce fauteuil et n’ayez aucune crainte. Mon copain, va vous bâillonner et vous attacher afin que nous ayons le temps de mettre les voiles.
Bams passa derrière lui, lui colla son mouchoir dans la bouche, attacha le tout avec une de ces serviettes éponges verdâtres réglementaires qui traînaient dans tous les camps allemands puis se mit en devoir de saucissonner le feldwebel.
— Vous avez été très gentil, dis-je. Je m’excuse d’être obligé de vous laisser dans le noir en tête à tête avec un cadavre mais je ne peux pas faire autrement.
L’air était, dehors, d’un calme bucolique. Quelque part, très loin, de l’autre côté du terrain, on entendait gronder un moteur d’avion. Des lucioles s’agitaient, au bout de l’ombre.
Et tout à coup un clairon se mit à lancer des notes rauques précipitées, désespérées. Lorsqu’il cessa je pus discerner, très haut, le léger bourdonnement, comme d’un moustique, d’un groupe d’avions.
Je connaissais, depuis le temps, presque toutes les sonneries militaires allemandes. Mais celle-là, c’était la première fois que je l’entendais.
— C’est l’alerte ! hurla Bams. Faut pas rester là !
Il se mit à courir vers les limites de l’aérodrome.
Presque aussitôt, du côté de la butte, de longs éclairs jaillis du sol zébrèrent le ciel noir. Derrière nous, une autre batterie se mit aussi à cracher cependant qu’un long faisceau lumineux balayait la nuit et s’élançait vers les étoiles. Ça claquait de tous les côtés, maintenant. On percevait quatre coups sourds, énormes, qui emplissaient le ciel, puis quatre autres. Toutes les batteries étaient déchaînées.
En l’air les étoiles éclataient.
Nous avions atteint une tranchée, Bams et moi, et on s’était jetés dedans. Autour de nous l’air vibrait. Ça nous rappelait d’autres souvenirs, cinq ans plus tôt, ensemble, côte à côte, dans les Vosges. Avec la différence que nous portions un uniforme.
Les yeux en l’air nous suivions passionnément le sanglant feu d’artifice. Soudain il y eut une brève étincelle, suivie d’un petit crépitement que l’on pouvait entendre parfaitement, pendant les silences de la canonnade. Puis une flamme grandit, dégringola de plus en plus vite, en sifflant, comme un météore. Elle disparut, sembla-t-il, derrière l’horizon. Un choc sourd, une explosion, plus rien.
— C’est un mec qui s’est fait descendre ! hurla Bams.
— Je le sais bien, répondis-je.
Mais presque au même moment le bruit des moteurs s’amplifia au point qu’on entendit parfaitement le sifflement, différent de l’autre, que font les bombardiers en passant. Une flamme immense jaillit du sol, vers l’emplacement de la batterie antiaérienne. Un coup qui fit trembler la terre. Une deuxième explosion et la batterie se tut, ses quatre canons réduits au silence.
L’escadrille passa au-dessus de nous, majestueusement. Et alors, messieurs, quelle valse ! Ça pétait dans tous les coins. Les explosions, le long du terrain, se succédaient, en chapelet. Boum, boum, boum, boum ! et vas-y donc, c’est pas ton père.
On était tellement médusés, Bams et moi, qu’on ne pensait même pas à rentrer la tête à l’abri du pare-éclats. Nous étions fascinés par les pas de géant des bombes qui arrivaient sur nous à une vitesse prodigieuse. Soudain, je me sentis soulevé de terre, aveuglé, lancé en l’air. Il me semblait que le bruit incroyable avait fait éclater ma tête et mes poumons. Je me retrouvai pourtant étendu au fond de la tranchée, intact. La charrue diabolique était déjà loin. Je secouai Bams. Il n’avait rien non plus, sauf qu’il saignait du nez.
— Elle n’a pas dû tomber loin, celle-là, dit-il d’une voix tremblante.
La vague était passée. Soudain ce fut le silence. On entendit alors dérisoire, le crépitement d’une mitrailleuse. Fallait que le mec qui se servait de ça soit drôlement gonflé. Les avions étaient déjà loin que les fusées éclairaient encore le terrain d’une lueur lunaire.
On commençait à se rassurer lorsque le bruit des moteurs emplit l’air de nouveau. Une fusée descendait doucement, dans son parachute, puis une deuxième. Et en avant la musique, le badaboum recommença.
Je vis le hangar prendre un coup de plein fouet. Il s’écroula avec fracas. Et tout à coup, à la place de la baraque que nous venions de quitter, celle du feldwebel Männing, je vis un énorme champignon vénéneux blanc et rouge.
Quelque chose passa en sifflant au-dessus de nos têtes et alla tomber derrière nous. C’était un morceau de planche qui venait du baraquement, à plus de trois cents mètres de notre tranchée. S’il nous avait empégués il nous décapitait.
Ce coup-ci, les avions prenaient le terrain en sens inverse. Ils dessinaient une sorte de croix. Comme ils passaient parallèlement à notre tranchée nous pûmes voir toutes les explosions et tous les ravages que ça peut faire. Lorsqu’une fusée s’éteignait deux autres étaient en train de brûler. On y voyait comme en plein jour.
Ma gorge était sèche et j’avais l’impression d’avoir du feu dans mes poumons. Chaque explosion faisait un tel déplacement d’air qu’elle me coupait la respiration. Vers l’étang, un hangar flambait. Ça achevait de composer une vision d’enfer.
Les bombardiers passèrent encore deux fois sur l’aérodrome tranquillement, sans que personne les dérange, puisqu’ils avaient pris soin de liquider d’abord, par des coups au but, les batteries qui pouvaient les gêner, et s’en furent enfin. Ils avaient perdu un appareil mais les Boches en avaient perdu bien davantage. Ils avaient dû clouer au sol la plupart des avions de la base. Quant au terrain, ce n’est pas dur, il était inutilisable.
Les Allemands ne sortirent pas tout de suite de leurs abris. Quand ils jugèrent que le bal était bien fini, ils consentirent à reprendre leur vie de surface. Ils allumèrent les projecteurs qui fonctionnaient encore et le désastre apparut dans toute son ampleur. La piste était mouchetée de trous comme un visage qui a eu la variole. Il en était criblé. Pour qu’un avion puisse à nouveau démarrer de là il faudrait des mois, peut-être des années. Il faudrait y amener une véritable armée de scrapers et de bulldozers. Conclusion, mes plans, que j’avais eu tant de mal à faucher, s’avéraient inutilisables. J’arrivais trop tard.
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