Ça ressemblait un peu aux plaines de la Camargue, en plus boisé et plus accidenté, tout de même.
Palavas est un bled qui a été construit des deux côtés d’un canal dans lequel s’abritent trois chalutiers, quelques petits bateaux de plaisance et une bonne centaine de Bétous, c’est-à-dire de petites embarcations à fond plat réservées à la pêche à l’étang ou en mer, si l’on veut, mais alors par temps calme. Elles supportent difficilement la houle courte de la Méditerranée.
Bien avant d’arriver à Palavas, je humais déjà la forte odeur d’iode qui monte de la mer. Et lorsque je la découvris ce fut un éblouissement. Le soleil pesait de tout son poids sur une nappe d’un bleu indicible, ce même bleu qui avait porté les galères romaines.
Il n’y avait pas un brin de vent, il faisait même trop chaud et j’avais été obligé de déboutonner ma canadienne.
Sous mon pas, la route déserte, qui traversait les étangs sur une chaussée de pierre, sonnait clair. L’heure était optimiste.
Je me demandais si c’était vrai que les Allemands soient là, comment qu’ils avaient bien pu faire pour arriver jusqu’ici. Ils étaient à leur place, dans ce décor d’harmonie et d’élégance, comme une sardine dans un bocal à poisson rouge, à peu près autant.
Je m’arrêtai un instant sur le parapet et fumai une cigarette. Le silence. Ou alors, parfois, le cri rouillé d’une mouette qui passe au-dessus de moi, en un vol ample et sûr.
Bref, je m’installai chez Nestor sans déplaisir. On n’y mangeait pas mal, d’ailleurs, pour un prix abordable, le vin était bon, le poisson frais, il y avait tout, en somme, pour rendre la vie agréable. Y compris le patelin lui-même qui ressemblait à un port italien ou espagnol. De plus, la mentalité, je m’en aperçus vite, était bien meilleure que celle de Montpellier.
J’aurais coulé là des jours heureux sans me casser la tête outre mesure, mais hélas ! j’étais comme les autres, moi, j’étais mobilisé, en quelque sorte. Je n’avais pas le droit de m’attarder à rêvasser. Je ne pouvais pas me permettre de m’endormir dans les délices de Capoue.
Le soir, je retrouvai Bams au bistrot, comme convenu. C’était fatal qu’on en vienne à reparler de la guerre.
— Qu’est-ce que tu en penses, toi ?
— Et toi ? dit-il en me regardant dans les yeux.
— Ils sont foutus, répondis-je.
— C’est bien mon opinion. Tu ne vois pas comment qu’ils avancent les autres ?
— Tu te souviens du temps où tu les…
Je fis le geste de trancher une gorge.
— Tu parles ! Heureusement encore qu’ils ne le savent pas. Ils seraient foutus de m’envoyer en Allemagne. Et toi ?
— Oh ! moi, j’ai fait de mauvaises affaires.
— De très mauvaises sans doute, dit Bams.
— Et pourquoi ?
— Puisque tu te caches sous un faux nom !
Zut ! c’est vrai, je n’avais pas pensé à ça. Lui, Bams, il m’avait connu au régiment sous mon vrai blaze. Depuis j’avais été obligé de changer deux fois d’état civil.
— Sur le moment, continuait-il cependant, je n’y ai rien compris. Je regarde le registre que la dactylo m’avait passé et qu’est-ce que je vois ? Maurice Pierrard. J’ai failli lui demander de qui il s’agissait. Je regarde mieux et je lis pointeau. Je me suis dit, automatiquement, qu’il y avait quelque chose de pas catholique, là-dedans. Alors, pour vérifier, pendant que je t’attendais ici, j’ai demandé à Nestor s’il n’avait pas eu la visite d’un client de ma part. « Si, qu’il me répond, monsieur Pierrard ». Ce n’était pas la peine de chercher davantage.
En vérité, j’avais agi comme un premier communiant. J’avais heureusement une veine insensée de tomber sur ce gars-là que je connaissais depuis longtemps et qui était un bon copain, tout ce qu’il y a de sérieux. En outre, je pense que les Boches, malgré qu’il travaillât pour eux, il ne les portait pas dans son cœur.
— Qu’est-ce que tu leur as encore fait, aux Frizés ? Tu es déserteur du S.T.O. ?
— Si ce n’était que ça !
— Tu n’en as pas mis en l’air, au moins ?
— Si, dis-je en hésitant un peu. Et pas qu’un seul.
Il me regarda avec étonnement.
— Combien ? murmura-t-il.
— Attends que je compte. Neuf ou dix, je ne sais plus. Sans parler des Français.
— Ça alors, elle est forte ! j’aurais jamais cru que tu sois capable de ça. Quand je pense que tu m’engueulais quand j’allais saigner un planton ! Même de tirer au flingue, ça te dégoûtait.
— Faut croire qu’on change, tu vois, on évolue.
— Je m’en rends fichtrement compte ! Mais comment ça t’a pris ?
— Oh ! ça a commencé avec une histoire de femme. J’ai été cocu, tu saisis, par un de mes amis qui travaillait à la Gestapo. Alors je les ai mis en l’air, tous les deux, sans parler d’un troisième animal, un vrai boche, celui-là, à qui j’ai fait tâter aussi du plomb chaud. À partir de ce moment-là, ç’a été une cascade. Pour me sauver, j’ai été obligé d’en lessiver d’autres, bref, plus moyen d’en sortir. Et puis, mon pauvre vieux, j’ai vu tellement de saletés que je me demande s’il ne vaut pas mieux travailler ainsi. Quand tu rencontres un salaud, tu l’abats, comme ça il ne nuira plus à personne, il est rectifié en moins de deux et on n’en parle plus.
— Et c’est pour ça que tu es venu ici ? Évidemment, la planque est bonne. Ils sont tellement gonflés de leur puissance qu’ils se prennent pour des épouvantails. Ils se douteront jamais du nombre de mecs recherchés qui sont planqués sur leurs chantiers où ils sont tabous puisque même les cognes français n’ont pas le droit d’y entrer.
— J’y suis aussi pour autre chose, dis-je doucement.
Au point où nous en étions arrivés, Bams connaissait de moi le principal, le plus grave, le plus immédiat. Tant valait le mettre dans la confidence du reste. Il pourrait ainsi me rendre quelques services. Je le connaissais assez pour savoir que c’était un garçon débrouillard avec lequel il y avait moyen de s’arranger. Surtout qu’il était bien placé sur le chantier, il y avait déjà un bout de temps qu’il était là et il était certain qu’il connaissait tous les emplacements.
— Voilà, expliquai-je. Je ne sais pas si tu vas piger, mais j’ai besoin d’avoir le plus tôt possible les plans des hangars et des dépôts d’essence souterrains, ainsi que leur emplacement.
— Ça, répondit-il en hochant la tête, c’est dur. Rends-toi compte qu’il y a quatre ou cinq entreprises qui ont des chantiers sur l’aérodrome. Chacune ne détient qu’une partie des plans, celle qui la concerne. Et encore on lui donne les bleus le matin mais le soir il faut les rapporter au bureau allemand qui les centralise. Tu ne voudrais quand même pas aller casser ce bureau ?
— Je comprends que ça serait difficile. Mais il existe certainement un moyen.
— Le mieux, ce serait de relever nous-mêmes les emplacements à vue d’œil et de les reporter, le soir, sur une carte.
— C’est pas possible, répondis-je. Il faut un topo tout ce qu’il y a de précis.
— J’ai compris, dit Bams, ils vont venir tirer ici un petit feu d’artifice ?
— Probable.
— Je ne vois pas très bien comment on pourrait s’y prendre.
— C’est une question qu’il faudra envisager. Pour l’instant, on ne peut rien faire tant qu’on n’a pas vu le terrain. Tu marches avec moi ?
— Naturellement !
— De toute manière, la part qui concerne mes chantiers, je l’ai en main toute la journée. Le soir, je dois la remettre à Portal qui la porte lui-même à la Kommandantur.
— Il y a peut-être une combine de ce côté. On en parlera. Pour l’instant, je vais croûter. Tu dînes avec moi ?
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