— Eh bien, mais demain si vous voulez.
— Va pour demain. Je vous demanderai toutefois d’attendre un instant, je vais vous faire établir un laissez-passer permanent, autrement vous vous casseriez le nez devant les sentinelles.
— Entendu.
— Maintenant, il y a pas mal de choses qu’il faut que je vous dise. Ici, vous le voyez, nous travaillons pour l’Allemagne. Il n’y a aucune honte à cela, quoi qu’en dise la radio de Londres. Moi, je ne me sens pas du tout déshonoré, au contraire, dirai-je même. La Germanie a toujours été un grand pays. C’est pourquoi je vous demanderai la plus grande politesse à l’égard des soldats ou des officiers allemands avec lesquels vous pourrez être en rapport.
— Naturellement.
— En outre, je veux du travail, du bon travail et du travail rapide. Il faut que nous puissions être fiers, nous Français, devant ces hommes et lever la tête en leur disant : voilà ce que nous sommes capables de faire, nous Français. Vous comprenez ?
— Oh ! très bien.
— Donc, pas de traînard, pas de paresseux, pas de saboteur sur mes chantiers. Je vous prierai donc de signaler immédiatement tout ouvrier dont l’attitude ne correspondrait pas à celle que je viens de vous décrire.
J’avais déjà entendu des petits discours de cet ordre, aussi pompeux et aussi dénués de sens, à part bien entendu la menace de sanctions, et je me souvins tout à coup que c’était au régiment. Rendant mon active, j’avais un adjudant qui aimait ça, lui, les phrases redondantes, mais elles se terminaient malheureusement toujours par des histoires de rapport. C’était la seule conclusion qu’il parvenait à en tirer.
Or, ce type-là, avec ses cheveux en brosse et son allure militaire, ressemblait étrangement à mon adjudant. Ils étaient bâtis sur le même modèle, interchangeable.
— Vous savez, continuait cependant mon nouveau patron, j’ai le bras long. Lorsque quelqu’un ne marche pas droit, j’ai, pour le dresser, des moyens infaillibles. Je ne me contente pas de le flanquer à la porte, je l’expédie en Allemagne, franco de port. Ça lui fait les pieds. Quand ils sont là-bas, ils comprennent tout de suite. Ce ne sont pas tous de mauvaises têtes, ce sont parfois des brebis égarées. La preuve, c’est que certains, à l’occasion de leur permission, sont venus me remercier.
Ou c’était un dingue, ou il me prenait pour une savate. Je penchai pour la deuxième hypothèse. Je ne voyais pas très bien, en effet, des déportés du S.T.O. venir remercier la crapule qui les avait fait emballer. Ou alors, s’ils étaient vraiment venus, ça devait être dans un but tout à fait différent.
— Monsieur, dit le directeur, moi, j’envoie en Allemagne qui il me plaît. Vous entendez ? qui il me plaît !
Il n’avait pas besoin d’insister ni de me fixer ainsi, je savais parfaitement ce qu’il voulait dire et que son petit speech c’est à moi qu’il s’adressait. Ça pouvait se résumer à ceci : marche droit, sinon je te livre aux Allemands. Ce n’était pas la peine de faire un si long discours. Il n’avait qu’à me dire ça tout de suite j’aurais aussi bien compris.
Il appela la dactylo à qui il avait communiqué mes papiers. Elle revint portant une sorte de carte jaune rédigée mi en français mi en allemand.
— C’est votre ausweis provisoire, dit le directeur. Demain apportez-moi une photo d’identité pour que je puisse vous faire établir le définitif.
— Entendu.
— Pour le salaire, ajouta-t-il, c’est vingt-cinq francs de l’heure.
— Je vous remercie, à demain.
S’il ne me fit pas le salut hitlérien, en sortant, c’est tout comme. Ce type-là était imbu du mythe nazi à un point insoupçonnable.
Il en transpirait.
— Comment s’appelle cette crapule ? demandai-je à Bams lorsque je fus sorti.
— Portal. C’est un ancien officier de carrière en congé d’armistice.
— Ça ne m’étonne pas. Il en a l’allure. Mais, Bon Dieu ! je n’aurais pas aimé être avec lui. C’est certainement le genre de bonhomme qui fait massacrer sa compagnie pour le panache et même moins, pour une simple question de discipline.
— Qu’est-ce que tu fais, maintenant ?
— Je vais essayer de trouver un camion qui me ramène à Montpellier. Faut que je me trouve une chambre.
— Ça, dit-il, c’est une autre histoire. Les carrées, à Montpellier, elles ne courent pas les rues. Il vaudrait mieux que tu ailles à Palavas. Palavas c’est une station balnéaire. C’est-à-dire que c’est plein d’hôtels. Mais ça, ça allait bien en saison, maintenant, depuis la guerre, finies les vacances. Alors les tauliers, ils ont des chambres en pagaille.
— Mais ce doit être farci d’Allemands.
— Naturellement, mais il y en a tellement qu’ils ne les ont pas toutes prises. Et de toute manière, ce sera moins cher qu’à Montpellier.
Ça, je m’en foutais, ce n’était pas moi qui payais.
— D’ailleurs, ça t’arrangera. J’habite moi-même Palavas, tous les matins je viens ici avec ma bagnole et je rentre le soir de la même manière, je t’emmènerai. Parce que je ne sais pas si tu l’as remarqué, depuis Montpellier, il y a une drôle de trotte. Tu me diras qu’il y a le camion de la boîte qui vient vous attendre devant la gare, mais quand même, tu seras mieux au bord de l’eau !
— Moi je veux bien, dis-je. Ici ou ailleurs, tu sais !
— Va voir Nestor de ma part. Il tient un bistrot sur le quai et il a des chambres. Si tu veux, ce soir, on se retrouvera chez lui à l’apéritif.
— Ça boume, dis-je. Et on y va comment, à Palavas ?
— C’est à deux pas d’ici ! s’exclama Bams.
Ça, je le savais, je l’avais vu sur la carte de Bodager. C’est cette question d’étang qui me gênait, et puis il fallait faire attention. Avec leur sacrée manie de poser des mines partout, les Chleuhs, ils avaient déjà pulvérisé plus d’un chrétien. Il ne fallait donc pas s’amuser à passer à travers champs.
— Tu vois cette butte, là-bas. C’est là que se tient une batterie de DCA. Il y en a d’autres de l’autre côté, du reste. Je te ferai voir ça. Il faut l’éviter parce que ton ausweis n’est bon que pour ici. Là-bas, ils te chercheraient des crosses. Mais c’est facile. Tu n’as qu’à suivre le petit sentier que tu trouveras à gauche de la batterie, tu franchis le flanc de la butte et tu arrives dans un petit bois. Tu verras des toits rouges perdus dans les arbres, c’est un tout petit patelin charmant. Alors là, quand tu es à Lattes, tu en as pour trois-quarts d’heure au maximum. C’est à deux pas.
— Ça va, dis-je. Je vais y aller tout de suite parce que la nuit tombe vite à cette époque-ci.
— Alors entendu, à tout à l’heure à l’apéritif chez Nestor.
Je franchis sans encombre la porte d’accès.
Les deux cerbères ne me demandèrent rien. Il était plus facile de sortir de là que d’y entrer, contrairement à d’autres lieux. Ils se disaient que du moment que le type était dedans, c’est que quelqu’un l’avait laissé entrer. C’est celui-là qui en supportait donc la responsabilité. Quant à savoir ce que le type était venu foutre et ce qu’il avait en réalité fabriqué, ça ne les intéressait pas. Ils n’étaient pas là pour ça. Ce qui fait qu’on aurait emporté un avion en pièces détachées, morceau par morceau, avec le temps, on aurait fini par le passer. Plus tard, je connus des mecs qui sortaient des bidons entiers d’essence et d’huile, dans leur sac ou sous leur manteau.
Effectivement, les environs de Lattes étaient charmants, mais drôlement marécageux. Tellement que, outre la culture intensive des légumes destinés à alimenter la bonne ville de Montpellier, on y avait collé une compagnie de soldats indochinois qui, transformés en travailleurs militaires, essayaient de repiquer du riz dans les terrains bourbeux des environs. Ça ne m’étonnait plus qu’il y ait des moustiques.
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