J’étais tranquille, telle que je la connaissais, que les flics ne lui mettraient sans doute pas la main dessus. Elle allait passer certainement en Espagne. Ça, ça m’ennuyait un peu. J’aurais bien aimé la revoir, ma petite pucelle de Perpignan. Nous nous étions quittés si vite que cette nuit d’amour avait quand même été un peu insuffisante.
Je me dis qu’après tout je ne risquais pas grand-chose de téléphoner à Francis. Quand on sait parler, la censure peut toujours écouter, elle est marron à chaque coup. À cette heure-ci, c’était le moment de l’apéritif, il était certainement chez lui.
Par bonheur, j’eus la communication presque tout de suite.
— Allô, c’est toi, Francis ?
— Oui.
— Ici Maurice.
— Oh ! comment vas-tu ? Tu es à Perpignan ?
— Non, je te téléphone de Montpellier. Dis donc, tu as des nouvelles de Raphaël ?
Des Raphaël, dans le Roussillon, il y en a en pagaille. C’était du velours.
— Oui, il m’a téléphoné ce matin, figure-toi. Tu sais que sa tante a été gravement malade ?
— Oui, j’ai appris ça. Mais elle va mieux, maintenant ?
— Oh ! elle est complètement sauvée, mais ça a été dur. Les médecins l’avaient condamnée.
— Elle ne descend pas à Perpignan, ces temps-ci ?
— Non, tant qu’elle n’est pas complètement rétablie.
— Bon. Moi je reste quelque temps à Montpellier. S’il le peut, dis-lui de me venir voir un jour, ça me fera plaisir. Je t’enverrai mon adresse sitôt que j’aurais trouvé une chambre.
— Entendu.
— Et chez toi, ça va ?
— Oui, j’ai été un peu indisposé, ces temps-ci. La voisine d’en face, qui a fait un peu de médecine, croyait que j’avais les oreillons mais ça n’a rien été. Au revoir mon vieux. Et à bientôt, j’espère.
Il n’était pas bête du tout, ce Francis, il s’était mis tout de suite au diapason. En clair, tout cela signifiait que Consuelo avait été condamnée à mort, que le maquis l’avait délivrée et qu’elle restait planquée dans la montagne. Quant à lui, Francis, on l’avait bien soupçonné d’espionnage mais ça s’était très bien arrangé. Maintenant, j’espérais que d’ici peu de temps la môme pourrait quitter son nid d’aigle et venir me rejoindre.
J’en étais là de mes rêveries lorsque quelqu’un me tapa sur l’épaule. Je me retournai, plutôt embêté, et mon visage s’éclaira. C’était Bams, Bams mon copain du casse-pipe, Bams l’égorgeur, le spécialiste de l’agression des sentinelles.
— Ça alors ! m’écriai-je, qu’est-ce que tu fous là ? Je croyais que tu habitais les environs de Perpignan.
— C’est plutôt à toi qu’il faut te le demander. Nous sommes loin de Louviers, ici !
— Oh ! Louviers, c’est bien fini, tout ça, dis-je avec une ombre de tristesse. Ma femme est morte, je suis parti et… bref. Mais, et toi ?
— Moi, je travaille ici. Je fais dans les travaux publics, imagine-toi. Je suis chef de chantier.
— Sans blague ?
— C’est comme je te le dis.
— Mais alors, tu vas me rencarder. Imagine-toi que je cherche du boulot.
— Toi !
— Oui, moi. Je voudrais entrer sur un chantier, comme n’importe quoi, mais à un seul endroit, à Fréjorgues.
— Pourquoi ça ? dit-il en me regardant d’un air surpris. T’as une fille dans le coin ?
— Oh ! c’est beaucoup plus compliqué que ça.
— En tout cas, on peut dire que toi, tu es né coiffé. Imagine-toi que le chantier que je dirige est à Fréjorgues, précisément. J’ai deux cents compagnons.
— En effet.
— En outre, j’ai besoin d’un pointeau. C’est pour ça que je suis ici. Je venais pour embaucher quelqu’un. Ce sera toi.
— Attends, dis-je, qu’est-ce que c’est que ça, pointeau ? Je n’y entends rien, moi, à ce boulot !
— Oh ! te casse pas la tête, c’est pas compliqué, c’est un métier de tout repos. Ça consiste à se balader sur le chantier deux fois par jour et à relever le nom des compagnons présents. Avec ça, le comptable peut faire ses fiches de paye.
— En effet, dis-je, ce n’est pas sorcier.
— Je te dis, c’est l’enfance de l’art. Tu ne fous pratiquement rien et tu es mieux payé que l’ouvrier qui gratte. Par exemple, ça te fait des trottes parce que j’ai des chantiers dispersés sur le champ d’aviation et tu es obligé de le parcourir entièrement.
Ça, c’était un miracle. Je n’osais pas lui dire à quel point ça me servait.
De cette manière-là, j’allais connaître tous mes emplacements sur le bout des doigts. J’étais enchanté.
En conclusion, on but quatre ou cinq tournées, on déjeuna ensemble dans ce même bistrot où on mangeait pas mal du tout et, après avoir évoqué les inévitables souvenirs de la guerre, nous reprîmes les affaires sérieuses devant un cognac.
— Tu vas venir avec moi, dit Bams. J’ai ma voiture au coin de la rue. Enfin, tu verras, ce n’est pas une traction, mais elle tient le coup. Je vais te conduire au patron, qui n’est d’ailleurs pas le patron mais le directeur. Celui-là, méfie-t-en, c’est une peau de vache. Je ne sais pas combien de gars déjà il a fait partir en Allemagne.
— On verra bien, dis-je. Il ne me fera pas un enfant dans le dos.
On grimpa dans la bagnole, et en route ! Entre les arbres dépouillés que le soleil essayait de réchauffer, la trottinette filait bon train. Enfin, on prit une route plus étroite. Au fond, on distinguait des hangars immenses. Sur la piste, un quadrimoteur commençait à rouler, le nez braqué vers le ciel.
La voiture s’arrêta devant un barrage de barbelés impressionnant derrière lequel deux malabars montaient la garde. Bams sortit son ausweis puis, me désignant, il leur cria, dans le fracas de l’envol du bombardier :
— Ein neue arbeiter.
— Ia wohl ! Das ist gut, répondit le troufion.
Et je passai comme une lettre à la poste.
Ils ne se doutaient pas de quel genre de mec ils venaient de s’adjoindre la compagnie.
Ce terrain de Fréjorgues c’était une véritable ville, avec ses hangars, ses baraquements et surtout les trois mille ouvriers qui travaillaient à son aménagement.
La voiture de Bams suivit un véritable labyrinthe et nous débarquâmes enfin devant une cahute en planches d’où sortait un tuyau de poêle érigé comme un bras menaçant.
Sur la porte on lisait bureau.
— C’est là, dit Bams. Il poussa la porte et entra.
C’était une petite pièce dans laquelle il faisait vraiment trop chaud. Un poêle rouge à blanc ronronnait dans un coin. Ça sentait le pétrole et le ciment.
Derrière une table, une dactylo tapait sur sa machine comme si c’était une question de vie ou de mort.
Bams lui adressa un clin d’œil et désigna la porte de communication.
— Il est là ? demanda-t-il.
— Oui, répondit-elle sans lever les yeux de son travail.
Le copain s’approcha et tapa à la porte. Il dut entendre quelque chose car il entra après m’avoir fait signe de le suivre.
Je me trouvai nez à nez avec un type maigre d’allure militaire, qui me dévisageait d’un air froid.
— C’est le pointeau que j’ai embauché, monsieur, dit Bams.
— Ah ! Bon. Vous avez des certificats ?
J’exhibai les faffes que Bodager m’avait donnés.
— Mais je vois ouvrier plombier, s’étonna le directeur. Il n’y a pas de boulot dans votre profession ?
— Non, monsieur. Il manque des matières premières.
— C’est vrai, reconnut le type. D’ailleurs, pour faire un bon pointeau, il ne faut pas d’apprentissage. C’est une question d’observation. Quand voulez-vous commencer ?
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