Malko ferma les yeux, découragé. Elle ne mentait sûrement pas. Khadjar était un homme de précautions et avait bien fait les choses. S’il ne la prenait pas comme alliée, il était fichu.
— Écoute, reprit-il d’une voix très douce. Sais-tu qui je suis ?
— Oui, tu me l’as dit : le prince Malko Linge.
— Bon, mais sais-tu ce que je fais ?
— Non.
— Tu ne t’es pas posé la question ?
— Si. Je pense que tu es dans la politique, puisque tu connais Teymour.
— Je ne suis pas dans la politique. Tu sais ce que c’est qu’un agent secret, Tania ?
— Un espion ?
— Si tu veux. Pas tout à fait. Je travaille pour le gouvernement américain, dans les services de Sécurité. Mon patron, c’est notre Teymour à nous.
— Je vois.
— Bien. Tu sais que l’Amérique et l’Iran sont alliés ?
Elle éclata de rire.
— Bien sûr ! Vous nous donnez assez de dollars pour cela !
— Parfait. Et cela ne t’étonne pas, que le général Khadjar veuille me garder prisonnier et même me tuer ?
— Oh, tu sais, moi, je suis une fille ! Je ne comprends rien à la politique.
— Écoute, je vais te dire ce qu’il y a. Le général Khadjar est un traître à ton pays. Il a projeté d’assassiner le chah pour prendre le pouvoir à sa place. Et ce serait très grave pour mon pays.
Elle le regarda avec intérêt :
— C’est vrai, ce que tu dis ?
— Oui. Il faut empêcher cela.
Elle battit des mains.
— Tu es fou. Ce serait épatant, si Teymour était au pouvoir !
— Pourquoi ?
— Parce que Saadi est une de mes meilleures amies. Alors, tu penses à ce que j’aurais, comme avantages !
— Mais enfin, s’il assassine le chah ?
— Oh, tu sais, le chah en fait assassiner tellement ! Tout ça, c’est de la politique. Mais je serais bien contente que Teymour gagne. C’est un si bel homme ! L’as-tu déjà vu avec sa tunique blanche et ses décorations, au palais du Goulestan ?
— Tania, tu te moques de moi ?
Elle ouvrit de grands yeux :
— Mais pas du tout ! Pourquoi ?
— Tu es complètement amorale ?
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Rien. Détache-moi.
— N’insiste pas.
— Ils me tueront après. Je sais trop de choses sur eux. Tu auras ma mort sur la conscience.
— Non, je ne les laisserai pas faire.
— Tu es une enfant.
Elle l’embrassa.
— Pas tout à fait. Tu le sais bien.
— Porte au moins un message à quelqu’un.
— Je n’ose pas. Teymour me tuerait, s’il l’apprenait. Écoute, je te quitte jusqu’à ce soir. Je vais travailler. Demain, c’est fête, je passerai toute la journée avec toi.
Avant qu’il ait pu la rappeler, elle s’éloigna, avec son inimitable balancement. Il laissa retomber la tête, découragé. Quelques minutes plus tard, l’Iranien qu’il avait déjà vu entra et vint éprouver la solidité des liens. Ils ne prenaient vraiment aucun risque.
— Est-ce que tu veux gagner beaucoup d’argent ? murmura Malko en persan.
L’autre le regarda en dessous, intéressé.
— C’est facile, continua Malko. Détache-moi seulement les jambes. Je te donnerai dix mille tomans.
Le Persan grogna :
— Et le général me fera tuer. Non, je préfère vivre pauvre que mourir riche.
Il ressortit. Pour qu’un Iranien ne cherche même pas à gagner une somme pareille, il fallait qu’il ait vraiment peur. Ce n’était pas encourageant.
Devant cette situation sans issue, Malko prit le parti de somnoler. De toute façon, il valait mieux attendre la nuit pour tenter quelque chose. Quand l’autre reviendrait vérifier ses liens, il pouvait essayer de l’assommer d’un coup de tête. S’il réussissait, il parviendrait peut-être à prendre une arme ou un couteau dans les poches de l’homme. S’il échouait, il en serait quitte pour un passage à tabac…
Un bruit de voiture le réveilla. Puis il entendit une conversation en iranien. Il ne comprit pas le sens, mais un point était certain : l’une des voix était celle de Teymour Khadjar.
Malko ferma les yeux, faisant semblant de dormir. Quelques instants après, de lourds pas firent frémir le plancher. Une main le secoua rudement. Il rouvrit les yeux.
Le général était debout près du lit, encadré de deux gorilles aux mines patibulaires.
— Comment allez-vous, monsieur Linge ?
L’intonation était aussi mondaine que celle de Tania.
— J’irais beaucoup mieux si vous me faisiez détacher, répondit sèchement Malko. Je pense que vous savez à quoi vous vous exposez en séquestrant un citoyen autrichien et, qui plus est, fonctionnaire du gouvernement ?
Khadjar rit de bon cœur et tira de sa poche une boîte de cigarillos.
— Monsieur Linge, vous avez le sens de l’humour. Je vous ferai détacher. Bientôt. Quand vous ne risquerez plus de vous évader.
Le ton n’était pas rassurant. Malko préféra ne pas chercher à comprendre.
— Je dois vous féliciter d’abord de votre perspicacité, cher monsieur. Car, pour un étranger à notre pays, vous vous êtes remarquablement bien débrouillé.
— Merci.
— Oui, vous avez même failli me causer de sérieux ennuis. Si votre ambassadeur était un peu plus intelligent…
Malko ironisa :
— Et si vous disposiez de meilleurs techniciens. Parce qu’enfin, la farine qui fait boum, ce n’était pas mal, pour expédier le chah…
Khadjar rit jaune.
— Encore bravo ! Décidément, il était temps de vous mettre hors circuit.
— Qu’allez-vous faire de moi ?
— Mais je vais vous tuer, naturellement !
— Vous n’êtes pas bien sûr de vous, Général.
— Allons, ne me prenez pas pour un enfant. Je vais vous expliquer pourquoi je vais vous tuer. Pas pour ce que vous savez. Dans quelques dizaines d’heures, je serai le chef légal de ce pays. Donc tout ce que vous pourrez dire ne me touchera pas. En politique, la vengeance n’existe pas. Et puis, connaissez-vous beaucoup de chefs d’État de pays jeunes qui n’ont pas un peu de sang sur les mains ? Autrement, on ne les prend pas au sérieux.
— Alors ?
— Alors, je suis un homme prudent. Je suis votre ennemi. Et il ne faut jamais laisser un ennemi vivant lorsqu’on peut le tuer. C’est ainsi que l’on vit très vieux. Disons que c’est une précaution élémentaire… Et puis, je vais vous avouer un petit secret : j’aime bien tuer.
Il soupira :
— Je fais un travail tout à fait administratif, maintenant, vous savez. Il y a quelques années, j’ai fait des études passionnantes sur la psychologie humaine, en interrogeant moi-même les prisonniers politiques. Maintenant, où voulez-vous que je prenne le temps de descendre une heure dans mes caves ? Et puis, de vous à moi, la plupart des gens que nous attrapons sont des imbéciles. Et ce n’est absolument pas amusant, de tuer un imbécile. J’ai rarement, comme maintenant, une heure à perdre agréablement.
— Je suis sûr que vous ferez un très bon chef d’État, dit Malko ironiquement. Si vous réussissez votre petit plan.
— Ça devrait marcher, fit pensivement le général. Je vais d’ailleurs vous dire en quoi cela consiste, car cela n’a plus aucune importance pour vous. Et après tout, comme on dit au poker, vous avez payé pour voir.
— Je vous en prie.
— J’ai décidé de faire d’une pierre deux coups, c’est-à-dire d’éliminer, avec le chah, ceux qui le touchent de près. J’avais pensé au fusil à lunette, mais nous ne disposons pas de tireur d’élite et les lieux ne s’y prêtent pas. De plus, un coup malheureux est toujours à craindre.
« D’autre part, depuis l’attentat contre Hitler, je ne crois plus à la petite bombe. Aussi ai-je décidé d’employer les grands moyens : je vais bombarder sa Majesté.
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