Le Coral-Sea n’était pas en danger. Mais avec le premier obus qui atteindrait le ferry, ce serait le commencement de la fin pour les Anglais de Hong Kong. C’était l’incident grave dont les communistes avaient besoin pour faire céder les Anglais, leur faire perdre définitivement la face.
Tout le monde s’était trompé depuis le début. Y compris Max l’ordinateur. Le plan communiste n’était pas dirigé contre la 7 eflotte, mais contre les Anglais.
Malko serra les poings de désespoir. Il restait moins d’une minute et il n’avait aucun moyen de prévenir le Coral-Sea. Il avait le choix entre deux solutions : sauter par-dessus bord ou être pulvérisé avec le ferry. Un bruit troubla sa réflexion. La porte de l’habitacle s’ouvrit et un Chinois sortit, un pistolet à la main.
Précipitamment, Malko battit en retraite, tournant autour de la dunette. Soudain, une corde lui fouetta le visage. Il leva la tête et vit qu’elle commandait la sirène de brume du ferry.
Aussitôt, il l’empoigna. L’homme au pistolet arrivait. Il leva son arme vers Malko et visa soigneusement.
L’amiral Riley, debout sur la passerelle de commandement, le visage de marbre, suivait la course du ferry dans ses jumelles. Le « bang » sourd des catapultes secouait le porte-avions toutes les trente secondes. Pétrifiés, un groupe d’officiers contemplaient le ferry couvert de drapeaux rouges. Un téléphone se mit à sonner et le lieutenant Schwab décrocha, puis tendit l’appareil à l’amiral.
— Vous avez le consul, sir.
La communication avait été coupée quelques secondes plus tôt.
— Ils ne sont plus qu’à quatre cents yards, annonça l’amiral. Je vais être obligé de les détruire.
Le consul eut un soupir angoissé :
— Êtes-vous sûr ?… Peuvent-ils vous occasionner d’importants dégâts ?
— Si ce ferry est chargé d’explosifs, fit l’amiral, et qu’il vienne s’écraser contre ma coque, il peut détruire mon navire, et mes avions. Je suis responsable du Coral-Sea devant le président des États-Unis, monsieur le consul, ne l’oubliez pas.
— Attendez le dernier moment, supplia le consul.
— C’est le dernier moment, martela l’amiral Riley.
Il y eut un court silence, puis le consul dit d’une voix presque inaudible :
— Détruisez-le, si c’est indispensable, mais que Dieu vous garde. Cela va être un massacre.
Le combiné toujours à la main, l’amiral regarda ses officiers. Tous baissèrent les yeux. Personne ne se souciait de prendre une telle responsabilité. Les hurlements rythmés des Chinois grandissaient.
— Que crient-ils ? demanda l’amiral.
L’officier de sécurité fit un pas en avant. Il parlait parfaitement le chinois :
— Ils crient des slogans, sir. « Gloire à Chairman Mao.
Mort aux impérialistes. Détruisons les fauteurs de guerre. »
L’amiral Riley prit une profonde aspiration. Les canons des destroyers et les deux pièces de 127 du Coral-Sea étaient prêts à déverser un déluge de feu sur le ferry.
— Lieutenant Schwab, ordonna-t-il, dans trente secondes, donnez l’ordre aux batteries d’ouvrir le feu. Visez la coque, tâchez d’épargner les gens.
L’officier se précipita vers l’interphone. Au même moment le ululement de la sirène du ferry couvrit les cris des Chinois.
Malko se pendit à la corde de la sirène. L’énorme coque grise du Coral-Sea approchait inexorablement. Sa traction déclencha un meuglement puissant qui couvrit les cris des Chinois. Il était peut-être temps encore d’éviter la catastrophe. Il ferma les yeux une seconde pour se concentrer. Lors de ses stages de formation, quelques années plus tôt, il avait appris le morse. Il avait eu peu l’occasion de s’en servir, mais tout était là, dans un recoin de sa fabuleuse mémoire.
Une explosion sèche le fit sursauter : il avait oublié le Chinois au pistolet. La première balle venait de le frôler.
Il leva les yeux sur le Chinois et comprit qu’il n’aurait jamais le temps de transmettre son message et d’échapper aux balles. Il eut une imperceptible hésitation. Il avait encore le temps de sauter par-dessus bord. Le Coral-Sea ne serait pas détruit et il s’en sortirait vivant. Sans que personne puisse rien lui reprocher.
Puis il pensa au colonel Whitcomb et à Po-yick. À sa place le vieil Anglais n’aurait pas hésité.
Chacun dans sa vie rencontre sa minute de vérité. Malko savait qu’il vivait la sienne. Ce serait peut-être la dernière de sa vie. Calmement, il commença à tirer sur la corde en cadence, sans perdre de vue le Chinois.
Lorsqu’il vit le doigt se crisper sur la détente, il se rejeta brusquement sur le côté. Il sentit une brûlure sur sa lèvre et immédiatement le goût du sang dans sa bouche. À petits coups, il continuait à émettre. Les mots se déroulaient avec une lenteur désespérante. À chaque seconde, il attendait l’obus qui enverrait le ferry par le fond.
La seconde balle du Chinois le frappa à l’épaule gauche. Il eut la sensation de recevoir un coup de marteau. Décontenancé, son adversaire s’énervait et les mouvements du ferry gênaient son tir. Une balle rata Malko. Celui-ci cherchait à deviner la direction des coups, d’après la position du canon, sautait sans cesse sur place.
Il ne put éviter la quatrième balle qui pénétra sa hanche gauche au-dessus de l’os. Le choc le rejeta d’un mètre en arrière et arracha un meuglement d’agonie à la sirène.
Ivre de rage, le Chinois vida son chargeur. Un des projectiles érafla le cuir chevelu de Malko, un autre le frappa à la poitrine, dans le sein droit, et le troisième lui traversa la cuisse tout près de l’aine.
Il avait l’impression d’être soumis à de violentes décharges électriques. Ce n’était pas douloureux mais ses forces diminuaient. Un voile rouge passa devant ses yeux et il dut s’accrocher à la corde pour ne pas tomber. Les mots se brouillaient dans sa tête. Le sang qui coulait de ses cheveux l’aveuglait. En face de lui, le Chinois remettait un chargeur dans son arme.
Malko se traîna jusqu’au bordage, l’enjamba en réunissant ses dernières forces et se laissa tomber dans l’eau.
— Hausse zéro. À mon commandement, feu ! Le quartier-maître commandait la pièce de 127. Deux marins enfournèrent un obus dans le tube.
— Paré.
Le sous-officier ouvrait la bouche quand le grondement du mégaphone l’arrêta :
— Halte au feu !
Il crut avoir mal entendu. Mais la voix de l’amiral Riley répéta son ordre.
« Il est devenu fou, pensa le quartier-maître. Ces foutus Chinois vont nous faire sauter. »
L’amiral n’était pas devenu fou. Près de lui, l’officier de sécurité traduisait le morse au fur et à mesure…
— Ici, SAS, ne tirez pas, je répète, ne tirez pas, c’est un bluff, une provocation.
L’amiral porta le récepteur du téléphone à son oreille :
— Monsieur le consul, annonça-t-il, notre agent se trouve sur ce ferry et nous envoie un message en morse demandant de ne pas tirer. Il s’agirait d’un bluff, d’une provocation. Peut-on lui faire confiance ?
Le consul n’eut pas le temps de répondre. Un répétiteur amplifiait les paroles de l’amiral dans son bureau où se trouvait également Dick Ryan. Ce dernier lui arracha l’appareil des mains.
— Vous pouvez, hurla-t-il. Vous pouvez.
L’amiral se souvenait de Malko. Ce fut peut-être autant le souvenir de cette rencontre qui compta que l’affirmation de Dick Ryan. Il avait le sentiment de s’y connaître en homme. Mais c’était aussi la décision la plus difficile de sa vie. S’il se trompait, il n’avait plus qu’à se tirer une balle dans la tête.
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