— Qui vous a donné l’ordre de me tuer ?
Le Chinois fut pris d’une nouvelle crise de sanglots. Malko le contemplait, perplexe. La douleur de Tong n’était pas feinte… Mais ce désespoir n’expliquait pas les remords. Il y avait autre chose. Malko répéta sa question sans élever le ton.
— Je ne peux pas vous le dire, bredouilla Holy Tong. Partez, partez.
Malko voulut tenter la douceur :
— Je ne vous en veux pas, dit-il gentiment, mais dites-moi qui est derrière tout cela, que nous puissions arrêter cette série de meurtres.
L’autre secoua la tête avec désespoir. Sa pomme d’Adam montait et descendait. Soudain, il paraissait très vieux et très vulnérable.
— Vous ne pouvez pas comprendre, murmura-t-il.
Il laissa retomber sa tête sur son menton, les yeux clos. Effectivement, Malko ne comprenait plus.
Le vieux Chinois lui faisait pitié. Pourtant il avait bel et bien tenté de l’assassiner. Et ce meurtre était le dernier d’une longue série. Dire qu’il avait fouillé Hong-Kong et Macao à la recherche de la vérité, alors qu’il voyait Holy Tong presque tous les jours. Mais comment soupçonner cet inoffensif vieil obsédé sexuel. Il n’avait vraiment rien d’un Fu-Manchu…
— Partez, répéta Holy Tong. Mais faites attention dehors. Ils sont deux…
— Deux quoi ?
Les paroles du Chinois étaient presque inintelligibles.
— Deux hommes, murmura-t-il, ils devaient emmener votre corps.
La vision de la dépouille torturée de Po-yick passa devant les yeux de Malko. Il devait savoir. Surmontant sa répugnance, il ramassa l’aiguille d’or et revint vers Holy Tong. Il lui releva la tête, le tirant par ses derniers cheveux gris et lui mit l’aiguille sous le nez.
— Tong, dit-il, si vous ne me dites pas qui vous a donné cette aiguille, je vous pique avec.
Malko s’attendait à un sursaut, à des supplications. Mais le Chinois ne bougea pas. Il ouvrit seulement les yeux et Malko éprouva un choc. Ils étaient vides, sans aucune expression. Holy Tong était déjà mort, plus rien ne pouvait l’atteindre, il avait touché le fond du désespoir. Pour une raison que Malko ignorait. Celui-ci avait déjà rencontré un cas identique une fois, au cours de ses missions : un médecin nazi au bord de la folie [14] Voir: À l’Ouest de Jérusalem.
. On n’avait plus aucune prise sur un homme dans cet état, puisqu’il ne tenait plus à la vie. D’ailleurs la voix de Tong confirma la pensée de Malko :
— Tuez-moi, si vous voulez, dit-il. Cette aiguille contient un poison instantané.
Malko regarda l’aiguille. Aucune trace n’était visible.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas.
— Qui vous l’a donnée ?
— Je ne peux pas vous le dire.
De nouveau le mur. Et il n’avait pas la ressource de mettre Holy vivant dans un cercueil… Totalement désarmé, il s’accroupit près du Chinois.
— Holy, ils ont tué une petite fille de quatorze ans, hier, uniquement parce qu’elle me connaissait. D’une manière horrible.
Holy semblait réfléchir. Tout à coup, il murmura :
— Allez au Victoria Pier. Là d’où part le Star Ferry. Il y a un ferry spécial qui va partir. Il faut l’arrêter.
— Le Coral-Sea ? demanda Malko. Le Chinois inclina la tête.
— Oui.
Les paroles de Po-yick étaient gravées dans sa mémoire. Elle avait rendez-vous à six heures. Pour attaquer les Américains.
Malko regarda sa montre. Il lui restait une demi-heure pour redescendre à Victoria City.
Il faillit téléphoner à Whitcomb, puis se ravisa. Le temps de mettre en route une réaction officielle, il serait trop tard.
Donc, il fallait agir directement. Prostré, Holy Tong ne bougeait plus. Il serait toujours temps de s’occuper de lui. En voiture, il lui fallait un quart d’heure pour parvenir au pier. Il se précipita hors du bureau, dévala le perron et claqua la grille.
Sa voiture avait disparu.
Il l’avait garée juste devant la villa. Il pensa à un vol. Mais c’était quand même une trop grande coïncidence. En plus, on ne volait pas de voitures à Hong-Kong. Puis il se rappela ce que lui avait dit le Chinois : on l’attendait pour ôter son corps ! On avait déjà fait disparaître sa voiture…
Il regarda autour de lui : une voiture japonaise était arrêtée un peu plus loin. Les rayons du soleil couchant empêchaient de distinguer à travers le pare-brise qui se trouvait à l’intérieur.
Malko hésita, puis partit en courant dans la direction opposée. Dans ce quartier, il ne trouverait jamais de taxi, sa seule chance était d’atteindre le funiculaire qui aboutissait à côté du Hilton.
Il se retourna au moment de tourner le coin de Mount Road, et eut un petit choc au cœur : la voiture avait démarré et venait dans sa direction. La gare du funiculaire se trouvait à cent mètres, heureusement.
Essoufflé, Malko dévala l’escalier qui menait au quai. Une voiture du funiculaire était là, dans la petite gare déserte. Un couple d’amoureux flirtaient sur la petite plate-forme dominant Hong-Kong. Pas un Blanc en vue et, d’ailleurs, à quoi cela eût-il servi ?
Malko paya ses soixante cents et s’assit sur une des banquettes en bois de l’antique véhicule. Il était le seul voyageur. Le funiculaire ne servait vraiment qu’aux heures de pointe, mais c’était une curiosité folklorique de Hong-Kong comme le Jardin du Baume-du-Tigre. Le receveur, sec comme une vieille mangue, lui donna un ticket et se rendormit debout.
Une sonnerie aigrelette annonça le départ. Puis, aussitôt, un bruit de pas précipités, dévalant l’escalier. Au moment où les portes allaient se fermer, deux Chinois sautèrent à l’avant du wagon.
Malko les dévisagea. Ils étaient vêtus de blue-jeans délavés et de tricots de corps. Leurs cheveux étaient trop longs et ils ressemblaient aux centaines de chômeurs qui traînaient dans Wang-chai, proposant des filles ou de l’opium. Ils regardèrent Malko puis échangèrent quelques mots. C’était, sans nul doute, ceux qui devaient transporter son cadavre.
Avec une petite secousse, le funiculaire s’arrêta. Une vieille femme monta. Comme pour jouer, les deux types sautèrent de leur compartiment et rejoignirent celui où se trouvaient Malko et le contrôleur. Celui-ci marmonna quelque chose qui ne devait pas être gentil. Tassée sur son siège la vieille regardait la cloison de bois.
Il y eut une rapide conversation entre les deux jeunes Chinois. Puis, comme pour jouer, l’un d’eux commença à pousser Malko. Celui-ci se garda bien de répondre à la provocation. L’autre, les cheveux plantés bas sur le front, un mufle de bouledogue, continua.
Encore quelques minutes et le wagon ralentit puis s’arrêta à une station déserte. La vieille femme descendit. De nouveau, le Chinois donna un coup d’épaule à Malko. Celui-ci se déplaça légèrement. Le funiculaire glissait maintenant entre deux à-pics de vingt mètres.
Le contrôleur, qui avait suivi le manège sans comprendre, fit une remarque en chinois aux deux voyous.
Ensuite, tout se déclencha très vite.
Celui qui avait provoqué Malko agrippa le vieil homme par le col de sa veste et le poussa vers la porte ouverte. Le vieux hurla, tenta de se rattraper au marchepied, glissa dans le vide. Malko aperçut une main ridée et décharnée sur la barre de cuivre, puis plus rien.
Au moment où le contrôleur disparaissait dans le vide, le second Chinois arracha la courroie de la sacoche contenant l’argent de la perception, avant de se retourner sur Malko.
Sa cupidité le perdit. Se suspendant aux courroies de sécurité, Malko bondit, les pieds en avant, frappant le voyou en pleine poitrine. Déséquilibré, il jaillit hors du wagon, comme happé par le vide. Ils longeaient un mur de pierre : il y eut un bruit horrible d’écrasement et le corps disloqué du Chinois retomba entre les rails.
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