— Voici la jeune fille en question.
Il se pencha et souleva la couverture. Le visage de la jeune Chinoise apparut, violet, les yeux presque sortis des orbites, écarlate, avec une langue énorme sortant de la bouche. Le cou était bleu, lui aussi. Une ceinture était encore enroulée autour, cachée par un bourrelet de chair.
Le colonel Whitcomb rabattit la couverture sur le visage torturé et se tourna vers Malko sur qui tous les regards convergeaient :
— Elle a été étranglée et violée, dit-il, sans émotion apparente. Elle a encore des lambeaux de peau sous les ongles. Après votre appel, j’ai découvert rapidement qu’elle n’était pas sortie de l’hôtel. Nous avons donc commencé les fouilles immédiatement, trouvé le corps sous cette table de conférence, caché par le tapis.
Malko ne répondit pas. Il était partagé entre l’horreur et une rage indicible. Ce n’était plus une combinaison abstraite entre professionnels. Il avait encore dans les oreilles la voix fraîche de Po-yick lui disant : « I love you. » Bien sûr, elle posait des bombes en papier, mais c’était quand même une petite fille innocente. Il regrettait de tout cœur en ce moment de ne pas avoir lâché le Chinois.
— J’espère que vous collaborerez avec nous, cette fois, dit amèrement Whitcomb.
Les yeux jaunes de Malko avaient viré au vert.
— Je vous donne ma parole que pour l’instant je n’en sais pas plus que vous.
L’Anglais ne cilla pas.
— Je vous donne néanmoins rendez-vous à mon bureau, tout à l’heure, afin d’enregistrer votre déclaration.
Malko quitta la pièce après un dernier regard à la forme sous la couverture.
Le colonel Whitcomb tirait sur sa pipe, enfoncé dans un fauteuil de rotin. Comme au bon vieux temps, un grand ventilateur tournait en grinçant au plafond. Le colonel avait férocement refusé jusqu’à ce jour l’air conditionné, allant jusqu’à saboter les appareils qu’on lui avait installés, chose absolument inimaginable de la part d’un tel homme.
Les mains attachées derrière le dos avec des menottes, les chevilles liées aux pieds d’une lourde chaise, le Chinois assassin de Po-yick était assis en face du bureau du colonel. Deux policiers en chemise se tenaient debout, de part et d’autre de la chaise, armés chacun d’une courte matraque en caoutchouc. Chaque fois que le suspect tardait à répondre il recevait un coup sur l’oreille. Le bureau se trouvait au huitième étage d’un building, tout près du Hilton. Le seul objet non fonctionnel en était un portrait légèrement jauni de la reine Elisabeth.
Assis sur une chaise un peu plus confortable, Malko assistait à l’interrogatoire. Le colonel Whitcomb prit une page, dactylographiée par une secrétaire qui sortait d’un roman d’Agatha Christie, vieille fille marinée dans trente ans d’Extrême-Orient, et relut à voix haute :
— … Vous déclarez donc que, surpris dans votre chambre, le dénommé Yuen Long a avoué le meurtre de la jeune Po-yick, non encore identifiée. Qu’ensuite, accablé par le remords, cet individu a tenté de se suicider en se jetant par la fenêtre et que seule votre intervention a empêché qu’il mette son funeste projet à exécution…
« Il ne reste plus qu’à signer.
Malko signa sans mot dire et le colonel classa le procès-verbal dans le dossier. Puis il reprit l’interrogatoire du prisonnier, ou plutôt son monologue avec lui. En chinois. Mais en dépit des coups de matraque qui pleuvaient sur sa tête et sur son visage qui n’était plus qu’une croûte de sang séché, Yuen Long se contentait d’émettre de temps en temps une protestation aiguë. Au bout d’un quart d’heure, le colonel Whitcomb se leva et donna un ordre en chinois. Aussitôt on détacha les chevilles du prisonnier. Solidement encadré par les deux gardes, il sortit de la pièce. Le colonel et Malko suivirent. L’Anglais, pensif, dit à Malko :
— Il n’y a rien à en sortir par les méthodes normales. Il prétend avoir tué la fille dans une crise de folie pour la violer. Maintenant, il n’en démordra pas. Nous avons interrogé le Chinois qu’il a mis en cause, il nie farouchement. Depuis, celui-ci s’est rétracté. Il dit qu’il ne sait pas ce que c’est que le micro. Il a trop peur.
Whitcomb sourit dans sa pipe.
— Nous allons tenter une dernière expérience, expliqua-t-il.
L’ascenseur s’arrêta au sous-sol. Ils suivirent un couloir mal éclairé et crasseux et entrèrent dans une pièce qui sentait le formol, dont le mur du fond était découpé en casiers.
— Voici notre morgue, annonça l’Anglais. Mais nous sommes encore très mal installés.
Il faisait une température sibérienne et Malko frissonna. Le visage indifférent, le Chinois fixait le mur en ciment. L’un des gardes lui donna un grand coup de pied dans les reins et il heurta son visage meurtri au ciment. Le colonel ignora l’intervention.
Un énorme cercueil de bois blanc était posé par terre, au milieu de la pièce, le couvercle ôté. Malko nota un détail étonnant : quatre trous de la grosseur d’un doigt avaient été percés dans le couvercle. La perceuse était encore à côté.
Deux Chinois en blouse blanche, sur l’ordre de Whitcomb, ouvrirent un des casiers et en sortirent une forme enveloppée dans un plastique transparent. Habilement, ils déroulèrent le linceul et le cadavre de Po-yick apparut. La rigidité cadavérique avait fait son œuvre, ses bras étaient étendus le long du corps, mais le visage arracha une exclamation à Malko. On aurait dit qu’il avait été martelé de coups : tout noir, enflé par facettes, la tête avait pris deux fois sa grosseur normale. La chair du cou, jaune et violette, était entaillée d’une large estafilade.
— Autopsie, expliqua Whitcomb.
Seul signe d’émotion, il tirait plus rapidement sur sa pipe. Malko se rapprocha pour humer le tabac de Virginie, afin d’éviter la nausée qu’il sentait monter.
Soudain, il sursauta : les longs cheveux de Po-yick avaient été coupés au ras du crâne. L’effet était abominable.
— C’est aussi l’autopsie ? demanda Malko. Whitcomb secoua la tête :
— Non, ce sont les petits bénéfices de nos employés municipaux que nous payons très mal, hélas. Les marchands de perruques donnent vingt dollars pour des cheveux longs et dix pour des courts.
Entre-temps, les deux croque-morts avaient étendu Po-yick dans le cercueil, sur le côté. Il était beaucoup trop grand pour elle. Paisible, Whitcomb s’approcha du Chinois et commença à lui parler sur un ton calme, presque badin. Malko commençait à trouver très étrange cette mise en bière. Tout à coup, le Chinois poussa un cri affreux et se débattit.
Aussitôt, les deux gardes tombèrent sur lui à bras raccourcis et à coups de matraque, le poussèrent vers le cercueil, puis le firent basculer dedans. Une seconde, les mains avec les menottes restèrent accrochées au bord du cercueil, jusqu’au moment où un coup de matraque brisa l’index. Yuen Long criait d’une voix aiguë, avec d’horribles soubresauts. Sa tête grimaçante apparut au-dessus du bois, les yeux fous. Vigoureusement, un des croque-morts le rabattit, poussant le visage du Chinois contre l’horrible masque de la morte.
Malko, incapable d’en voir plus, détourna la tête. Il en avait la chair de poule.
Le colonel Whitcomb se gratta la gorge discrètement. Déjà, les deux hommes en blouse blanche vissaient le couvercle du cercueil sans se préoccuper des cris de l’enterré vivant qui faisait trembler le bois de sa prison improvisée.
— Vous allez l’enterrer vivant ? demanda Malko, la voix blanche.
Whitcomb eut un bon sourire :
— Absolument pas. Je le lui ai seulement fait croire. Ces gens sont très primitifs, vous savez, et très superstitieux en ce qui concerne la mort. Cet homme est persuadé que son âme ne trouvera jamais le repos s’il reste ainsi. C’est notre seule chance de le faire parler…
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