Des marins revêtus de gilets de sauvetage orange couraient à travers le pont jusqu’aux deux canons de 127 qui défendaient le flanc gauche du porte-avions. Les deux tubes pivotèrent et se fixèrent sur le ferry.
Le pont disparaissait sous les chasseurs Phantom. Il fallait au moins sauver ceux-là. Schwab appuya sur l’interphone le reliant au carré des pilotes.
— Faites décoller le maximum d’appareils, ordonna-t-il. Catapultes 1, 2, 3 et 4…
Malko se glissa hors de son panneau protecteur et regarda autour de lui. Tous les Chinois se trouvaient à l’avant, et leurs clameurs rythmées étaient assourdissantes et terrifiantes, bien que le vent en emportât une partie. Il se pencha par-dessus bord et regarda vers l’avant : la masse grise du Coral-Sea semblait énorme maintenant. Une fusée rouge partit du gros porte-avions et retomba gracieusement dans la mer.
Malko eut un sourire amer. Malgré lui, il se trouvait au centre de l’attaque-suicide des communistes. Dans quelques minutes le ferry, chargé probablement d’explosifs, allait s’écraser sur le Coral-Sea. Ce serait un beau feu d’artifice dont il serait une des étoiles. Il regarda l’eau grise au-dessous de lui. C’était tentant de sauter. Un dernier réflexe de conscience professionnelle l’en empêcha ; il y avait encore une chance minuscule de détourner le ferry. Il devait la tenter. Ne serait-ce que par panache.
Au ras des flots, un hélicoptère fonça sur le ferry. Au moment de le heurter, il redressa brusquement et resta suspendu au-dessus du pont, comme retenu par un fil invisible. La voix nasillarde et rauque d’un mégaphone couvrit le bruit des clameurs chinoises :
— Stop immediatly or You will be shot at.
Il restait à Malko quelques minutes pour agir. Des voix aiguës de petites Chinoises entonnèrent l’hymne à Mao. La seule chance était de gagner la dunette et tenter de s’emparer de la barre.
Se faufilant entre les plaques d’acier amovibles, il avança vers l’avant. Mais, au moment où il mettait le pied sur la première marche de l’escalier métallique menant au pont supérieur, il entendit un cri derrière lui. Il se retourna : trois Chinois, en salopette, le regardaient. L’un d’eux tendit le doigt vers lui et l’interpella d’un ton menaçant.
Il n’avait pas le temps de grimper l’échelle. Les trois Chinois se lançaient déjà à sa poursuite, hurlant et appelant à l’aide. Heureusement, les clameurs de l’avant couvraient leurs appels.
Les Chinois connaissaient le ferry mieux que Malko. L’un d’eux surgit soudain devant lui, un couteau à la main. Les deux autres étaient derrière, l’un avec une barre de fer.
Ils s’observèrent une seconde puis le Chinois au couteau fonça. La lame rata Malko de justesse. Il pivota, s’accrochant à un des panneaux métalliques mobiles qui servaient, sur certains trajets, à ménager un passage pour les passagers, de chaque côté des voitures. Il sentit le panneau rouler aisément sous ses doigts et comprit instantanément le parti qu’il pouvait en tirer. Les deux autres Chinois arrivaient sur lui. Il les laissa venir, puis, dès qu’ils furent entre les deux panneaux, il s’appuya de toutes ses forces sur le sien.
Il y eut deux cris étranglés. Comme des mouches coincées sous une tapette, les Chinois étaient pris entre les deux parois d’acier. Malko lâcha le panneau, qui revint un peu vers lui. Deux corps glissèrent à terre. L’un des Chinois avait tout le visage écrasé, comme par un marteau-pilon géant. Le nez, la bouche, le menton n’étaient plus qu’une bouillie sanglante. Le second remuait par terre comme un ver coupé en deux : le lourd panneau d’acier lui avait brisé les reins.
Malko n’eut pas le temps de se voter des félicitations. Le Chinois au couteau était sur lui.
La lutte fut très courte. Heureusement, l’autre ne savait pas se battre. Malko parvint à lui immobiliser le poignet avec ses deux mains et commença à le cogner contre le panneau d’acier, à coups redoublés. Contre son visage, le Chinois grimaçait et l’injuriait dans sa langue, mais il ne lâchait pas l’arme. Comme des derviches en folie, les deux hommes tournaient autour du panneau bringuebalant. Enfin, Malko parvint pendant une seconde à tenir le poignet appuyé à l’intérieur du panneau. De tout son corps, il poussa, entraînant son adversaire avec lui. Le Chinois poussa un cri inhumain cherchant à se dégager.
Trop tard.
Un craquement d’os brisés. Le visage du Chinois vira au gris. Malko le sentit devenir tout mou et il le lâcha. L’autre glissa à terre, le visage convulsé de douleur. Son poignet et sa main droite avaient été écrasés comme sous une presse.
Malko courut jusqu’à l’échelle métallique. Aucun adversaire n’était en vue mais le Coral-Sea se trouvait à moins de cinq cents yards. Des flocons blancs apparurent devant le ferry : les canons du porte-avions venaient de tirer la première salve de semonces. Les hurlements des fillettes chinoises se firent plus stridents.
Comme pour saluer le porte-avions, le ferry lâcha trois brefs coups de sirène. Aussitôt, tous les autres ferries de la rade lui répondirent, et les ululements se répercutèrent sur les collines de Kowloon.
Au même moment le premier des chasseurs embarqués décolla de sa catapulte avec une explosion sourde et fila au ras des flots. Un second appareil l’imita et passa dans un grondement d’apocalypse au-dessus de la tête de Malko, qui vit distinctement la tête du pilote dans le cockpit transparent.
Il arrivait à la minuscule cabine de commandement. À travers les vitres il aperçut plusieurs hommes à l’intérieur. Mais l’un d’eux se retourna et vit Malko. Il y eut un remue-ménage à l’intérieur et deux Chinois se précipitèrent vers la porte et s’y adossèrent. Malko de l’extérieur pesa de tout son poids. Sans le moindre résultat. De toute façon, même s’il parvenait à ouvrir la porte, il ne pourrait venir à bout de tous ses adversaires.
Découragé, il reprit son souffle et regarda au-dessous de lui la masse impressionnante des Chinois groupés à l’avant. Les petites filles continuaient à chanter de leurs voix aiguës. Comme si elles avaient été dans une chorale.
Deux explosions sourdes firent trembler le ferry, suivies de deux énormes gerbes d’eau à quelques mètres de l’avant du ferry qui éclaboussèrent les chanteurs et les drapeaux rouges. Les pièces de 127 du Coral-Sea tiraient à obus réels, volontairement trop court. De quoi pulvériser le vieux ferry.
Malko regarda le visage des hommes dans l’habitacle. Ils étaient impassibles, comme si les coups de canon ne les avaient pas concernés. C’en était incroyable. Ils n’étaient pas assez fous pour croire qu’ils allaient échapper aux canons tirant à bout portant. Ils n’approcheraient jamais le Coral-Sea. Le ferry et ses passagers voleraient en éclats avant.
Tout ce plan compliqué pour en arriver à un échec aussi flagrant ! Ce n’était même plus une mission-suicide, mais de la stupidité.
Et les petites Chinoises qui continuaient à entonner leurs hymnes, inconscientes du danger !
Tout à coup, la vérité apparut à Malko, fulgurante. Si les Chinoises chantaient avec autant de cœur, c’est qu’elles pensaient qu’il n’y avait pas de danger. Pour elles, c’était une démonstration pacifique contre les impérialistes. Seuls les hommes de la dunette savaient la vérité. Ils n’avaient jamais eu l’intention de s’attaquer au Coral-Sea. Il fallait seulement que les Américains le croient, qu’ils tirent, qu’ils détruisent le ferry, que les obus déchiquettent les fillettes et les civils…
Froidement ils avaient sacrifié la vie de plusieurs centaines de participants pour monter leur provocation. Tout avait été fait pour mettre les Américains en condition, pour leur faire croire à un danger qui n’existait pas. C’était le système des fausses bombes alternées avec les vraies. Peu à peu on détruisait les nerfs de l’adversaire…
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