— De votre point de vue de policier, vous vous demandez s’il y a danger pour des vies humaines, n’est-ce pas, commissaire ? Je vous dirai ceci : le phénomène peut rester stationnaire et s’épuiser de lui-même, mais, d’autre part, je ne vois aucune raison, en théorie, à ce qu’un homme de cet acabit, c’est-à-dire un fou maître de lui, si vous m’avez bien suivi, et rongé du besoin d’exhiber ses pensées, s’arrête en chemin. Je dis bien : en théorie.
Adamsberg réfléchissait de manière vague en revenant à pied à son bureau. Jamais il ne réfléchissait à fond. Jamais il n’avait compris ce qui se passait quand il voyait des gens prendre leur tête entre leurs mains et dire « Bien, réfléchissons ». Ce qui se tramait alors dans leur cerveau, comment ils faisaient pour organiser des idées précises, induire, déduire et conclure, c’était un complet mystère pour lui. Il constatait que ça donnait des résultats indéniables, qu’après ces séances les gens opéraient des choix, et il admirait en se disant qu’il lui manquait quelque chose. Mais quand lui le faisait, quand il s’asseyait en se disant « Réfléchissons », rien ne se passait dans sa tête. C’est même dans ces seuls instants qu’il connaissait le néant. Adamsberg ne se rendait jamais compte qu’il réfléchissait, et s’il en prenait conscience, ça s’arrêtait. Ce qui fait que toutes ses idées, toutes ses intentions et toutes ses décisions, il ne savait jamais d’où elles venaient.
Il lui semblait en tous les cas qu’il n’avait pas été surpris par ce que lui avait dit Vercors-Laury, et qu’il avait toujours su que l’homme aux cercles n’était pas un maniaque commun. Su que quelque inspiration cruelle vivifiait cette folie, que cette file d’objets ne pouvait connaître qu’un seul aboutissement, qu’une seule éclatante apothéose : la mort d’un homme. Mathilde Forestier aurait dit que c’était normal de n’avoir rien appris de fondamental puisqu’il était en tranche 2, mais lui pensait plutôt que c’était parce que Vercors-Laury était un type bien, mais pas formidable.
*
Le lendemain matin, on trouva le grand cercle rue Cunin-Gridaine, dans le 3 e. Il ne comportait en son centre qu’un bigoudi.
Conti photographia le bigoudi.
La nuit suivante apporta un cercle rue Lacretelle et un autre rue de la Condamine, dans le 17 e, enserrant l’un un vieux sac de dame et l’autre un coton-tige.
Conti photographia le vieux sac puis le coton-tige, sans faire de commentaires, mais à l’évidence agacé. Danglard restait silencieux.
Les trois nuits suivantes fournirent une pièce de un franc, une ampoule de Surgector, un tournevis, et, ce qui remonta un peu le moral de Danglard, si l’on peut dire, un pigeon mort, l’aile arrachée, rue Geoffroy-Saint-Hilaire.
Adamsberg, impassible, souriant, déconcertait l’inspecteur. Il continuait à découper les articles de presse qui faisaient allusion à l’homme aux cercles bleus, et à les fourrer sans aucune organisation dans son tiroir, avec les tirages photo que lui fournissait au fur et à mesure Conti. Maintenant, tout cela se savait dans le commissariat, et Danglard s’inquiétait un peu. Mais les aveux complets de Patrice Vernoux venaient de rendre Adamsberg intouchable, et ça, pour un petit moment.
— Combien de temps ça va durer, cette histoire, commissaire ? lui demanda Danglard.
— Quelle histoire ?
— Mais les cercles, bon Dieu ! On ne va pas aller se recueillir devant des bigoudis tous les matins de notre vie, bon sang !
— Ah, les cercles ! Oui, ça peut durer longtemps, Danglard. Très longtemps même. Mais qu’est-ce que ça peut faire ? Faire ça ou autre chose, quelle importance ? C’est amusant, les bigoudis.
— Alors on arrête ?
Adamsberg releva la tête avec brusquerie.
— Mais c’est hors de question, Danglard, hors de question.
— Vous êtes sérieux ?
— Autant que je puis l’être. Ça grossira, Danglard, je vous l’ai dit.
Danglard haussa les épaules.
— On aura besoin de tous ces documents, reprit Adamsberg en montrant son tiroir. Ça nous sera peut-être indispensable après.
— Mais après quoi, bon Dieu ?
— Ne soyez pas impatient, Danglard, vous n’allez pas souhaiter la mort d’un homme, non ?
Le lendemain, il y eut un cornet de glace avenue du Docteur-Brouardel, dans le 7 e.
*
Mathilde s’était présentée à l’ Hôtel des Grands Hommes pour chercher l’aveugle beau, un bien petit hôtel pour un si grand titre, pensa-t-elle. Ou alors ça voulait peut-être dire qu’il n’y avait pas besoin de beaucoup de chambres pour loger tous les grands hommes.
Le réceptionniste, après avoir téléphoné pour l’annoncer, lui dit que M. Reyer ne pouvait pas descendre, qu’il était empêché. Mathilde monta jusqu’à sa chambre.
— Qu’est-ce qui arrive ? cria Mathilde à travers la porte. Vous êtes nu avec quelqu’un ?
— Non, répondit Charles.
— C’est plus grave ?
— Je suis moche à voir, je ne retrouve pas mon rasoir. Mathilde réfléchit un bon moment.
— Vous n’arrivez pas à mettre l’œil dessus, c’est ça ?
— C’est vrai, dit Charles. J’ai tâtonné partout. Je ne comprends pas.
Il ouvrit la porte.
— Vous comprenez, Reine Mathilde, les choses profitent de ma faiblesse. Je hais les choses. Elles se dissimulent, elles se glissent entre sommier et matelas, elles font dégringoler la poubelle, elles se coincent entre les lames des parquets. J’en ai assez. Je crois que je vais supprimer les choses.
— Vous êtes moins doué qu’un poisson, dit Mathilde. Parce que les poissons qui vivent très au fond, dans le noir complet comme vous, ils se débrouillent quand même pour trouver à bouffer.
— Les poissons ne se rasent pas, dit-il. Et puis merde après tout, les poissons je m’en bats l’œil.
— L’œil, l’œil ! Vous le faites exprès ou quoi ?
— Oui, je le fais exprès. J’ai tout un répertoire d’expressions comme ça : Je m’en bats l’œil, je jette un œil, je fais de l’œil, je ne vous crois pas mon œil, j’ai le mauvais œil, je garde un œil sur vous, je tourne de l’œil, j’ai mangé à l’œil, j’ai le compas dans l’œil, etc. Il y en a des milliers. J’aime les utiliser. C’est comme ceux qui mastiquent leurs souvenirs. Mais c’est vrai que je m’en bats l’œil, des poissons.
— Ça, ça arrive à beaucoup de gens. C’est vrai que les poissons, on a tendance à s’en foutre. Je peux m’asseoir sur cette chaise ?
— Je vous en prie. Et qu’est-ce que vous leur trouvez, aux poissons ?
— On se comprend, les poissons et moi. Et puis on a trente ans de vie commune, alors on n’ose plus se quitter. Si je me faisais plaquer par un poisson, je serais désorientée. Et puis je travaille avec eux, ils me font gagner de l’argent, ils m’entretiennent, si vous voulez.
— C’est parce que je ressemble à un de vos foutus poissons dans le noir que vous êtes venue me voir ?
Mathilde réfléchit.
— Vous n’arriverez à rien comme ça, conclut-elle. Vous devriez être un peu plus poissonneux justement, un peu plus souple, plus fluide. Enfin ça vous regarde, si c’est votre ambition d’en faire baver à tout le cosmos. Je viens parce que vous cherchiez un appartement, et que vous semblez le chercher toujours. Peut-être n’avez-vous pas beaucoup d’argent. Pourtant, cet hôtel est cher.
— Ses fantômes me sont également chers. Mais surtout, les gens n’ont pas envie de louer à un aveugle, vous savez, Reine Mathilde. Les gens ont peur que l’aveugle ne fasse des bêtises partout, qu’il pose son assiette à côté de la table et qu’il pisse sur le tapis en croyant qu’il est dans la salle de bains.
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