Rue Emile-Richard, dans ce lugubre et droit passage au cœur du cimetière du Montparnasse, Danglard comprit pourquoi une femme était venue se plaindre, et il fut presque soulagé de découvrir cela.
La chose avait grossi.
— Tu as vu ? dit-il à Conti.
Devant eux, le cercle bleu entourait la dépouille d’un chat écrasé. Aucun sang n’avait coulé, le chat avait dû être ramassé dans un caniveau, déjà mort depuis quelques heures. Maintenant, c’était morbide, ce paquet de poils sales dans cette rue sinistre, et ce rond et ce « Victor, mauvais sort, que fais-tu dehors ? ». On aurait dit une dérisoire pantomime de sorcières.
— J’ai fini, dit Conti.
C’était idiot, mais Danglard crut comprendre que Conti était un peu impressionné.
— Moi aussi, dit Danglard, j’ai fini. Viens, on file, ce n’est pas la peine que les types du secteur nous rencontrent ici.
— C’est vrai, dit Conti. On aurait l’air de quoi ?
Adamsberg écouta le rapport de Danglard avec flegme, laissant fumer la cigarette à ses lèvres, les yeux mi-clos pour éviter que ça ne le pique. La seule chose qu’il fit fut de se couper un ongle d’un coup de dents. Et comme Danglard commençait un peu à cerner le personnage, il comprit qu’Adamsberg avait enregistré la découverte de la rue Emile-Richard à sa juste valeur.
Mais quelle valeur ? Là-dessus, Danglard ne se prononçait pas encore. La façon dont fonctionnait l’esprit d’Adamsberg restait pour lui énigmatique et redoutable. Parfois, mais ça ne durait qu’une seconde, il se disait : « Fuis-le. »
Mais il savait que lorsqu’on commencerait à apprendre dans le commissariat que le patron perdait son temps et celui de ses inspecteurs avec l’homme aux cercles, il faudrait qu’il le défende. Et il tâchait de s’y préparer.
— Hier, la souris, dit Danglard, comme s’il se parlait à lui seul, éprouvant son futur discours pour faire face à ses collègues, et puis cette nuit le chat. C’est un peu moche. Mais il y avait le bracelet-montre aussi. Et Conti a raison, le bracelet-montre, il n’est pas mort.
— Mais si, il est mort, dit Adamsberg. Bien sûr qu’il est mort ! On recommence la même chose demain matin, Danglard. Je vais voir Vercors-Laury, le psychiatre qui a soulevé l’affaire. Ça m’intéresse d’avoir son opinion. Mais évitez d’en parler. Le plus tard on se foutra de moi, le mieux ça sera.
Avant de partir, Adamsberg écrivit à Mathilde Forestier. Il n’avait pas mis une heure ce matin pour lui retrouver son Charles Reyer, après avoir téléphoné aux principaux organismes qui employaient des aveugles à Paris, accordeurs, maisons d’édition, conservatoires. Reyer était depuis quelques mois dans la ville, il logeait dans une chambre près du Panthéon, à l’ Hôtel des Grands Hommes . Adamsberg envoya tous ces renseignements à Mathilde, puis il les oublia.
*
René Vercors-Laury n’est pas formidable, voilà ce qu’Adamsberg se dit tout de suite. Il en fut déçu parce qu’il espérait toujours beaucoup et qu’ensuite les chutes lui étaient très douloureuses.
Non, pas formidable du tout même. Et puis exaspérant. Il entrecoupait ses phrases de choses comme « Vous me suivez ? Vous me suivez bien ? » ou de déclarations comme : « Vous serez d’accord avec moi que le suicide socratique n’est qu’un modèle », n’attendant pas la réponse d’Adamsberg vu que ça ne servait qu’à faire beau. Et Vercors-Laury perdait un temps et un nombre de phrases inimaginables à faire beau. Le gros médecin se penchait en arrière sur son fauteuil, les mains tenant sa ceinture, semblant réfléchir avec intensité, puis il se jetait en avant d’un bloc pour amorcer une phrase : « Commissaire, ce client n’est pas ordinaire… »
À part ça, bien entendu, le type n’était pas crétin du tout, c’était clair. Le premier quart d’heure d’entretien passé, ça allait même mieux, toujours pas formidable, mais mieux.
— Ce client, attaqua Vercors-Laury, n’appartient pas à la catégorie « normale » des maniaques, si c’est bien mon opinion clinique que vous sollicitez. Par définition, les maniaques sont des maniaques, et ça, il ne faut pas l’oublier, vous me suivez ?
Il n’était pas mécontent de sa formule, Vercors-Laury. Il poursuivit :
— Et parce qu’ils sont maniaques, les maniaques sont précis, sourcilleux, ritualistes. Vous me suivez bien ? Or là, que trouve-t-on chez notre client ? Aucun rite dans le choix de l’objet, aucun rite dans le choix du quartier, aucun rite dans le choix du moment, aucun rite dans le choix même du nombre de cercles à tracer par nuit… Ah ! Vous percevez la faille immense ? Tous les paramètres qui participent à son action, objet, lieu, heure, quantité varient, comme si ça dépendait un peu de ceci ou de cela. Or, commissaire Adamsberg, chez un maniaque, rien ne dépend de ceci ou de cela. Est-ce que vous me suivez bien ? C’est même la caractéristique du maniaque. Le maniaque fera plier le ceci-cela à sa volonté plutôt que de se laisser faire par lui. Aucune contingence ne peut être de force suffisante pour concurrencer le déroulement invariable de sa manie. Je ne sais pas si vous me suivez ?
— Donc ce maniaque n’est pas ordinaire ? On pourrait même dire qu’il n’est pas un maniaque ?
— C’est vrai, commissaire, on pourrait presque le dire. Et cela ouvre alors tout un champ de questions : s’il ne s’agit pas d’un maniaque au sens pathologique du terme, c’est que ces cercles poursuivent un but qui est parfaitement pensé par leur auteur, c’est que notre client s’intéresse de manière authentique aux objets qu’il désigne ainsi à l’attention, comme pour nous faire une démonstration. Vous me suivez bien ? Pour nous dire par exemple : les êtres humains ne considèrent pas les objets qu’ils délaissent. Dès que ces objets ont terminé leur temps d’efficacité, leur fonction, nos yeux ne les perçoivent même plus comme matière. Je vous montre un trottoir et je vous dis : qu’est-ce qu’il y a par terre ? Et vous me répondez : il n’y a rien. Alors qu’en réalité (il appuya sur le mot), il y a une foule de choses. Vous me suivez bien ? Cet homme semble aux prises avec un douloureux questionnement, métaphysique, philosophique ou pourquoi pas poétique, sur la manière dont l’être humain choisit de faire commencer et cesser la réalité des choses, dont il s’en pose l’arbitre, alors qu’à ses yeux, peut-être, la présence des choses continue hors de nous. Et tout ce que j’ai voulu en m’intéressant à cet homme, c’est dire : attention, ne plaisantez pas avec cette manie, l’homme aux cercles est peut-être un esprit lucide, qui ne sait pas parler autrement que par ces manifestations, qui sont, certes, la preuve d’un esprit dérangé, mais très organisé, vous me suivez bien ? Quelqu’un de très fort, en tous les cas, croyez-le.
— Mais la série connaît des erreurs : la souris, le chat, ne sont pas des choses.
— Je vous l’ai dit, il y a beaucoup moins de logique là-dedans qu’il ne semble à première vue, et qu’on devrait en trouver s’il s’agissait d’une manie authentique. C’est cela qui est déroutant. Mais du point de vue de notre client, il démontre que la mort transforme le vivant en chose, ce qui est vrai, dès l’instant où l’affectif cesse d’investir les corps sans vie. Dès l’instant où la capsule ne bouche plus la bouteille, la capsule ne devient plus rien, et dès l’instant où le corps d’un ami ne bouge plus… que devient-il ? C’est une question de cet ordre qui dévore l’esprit de notre homme… Autant dire pour la nommer : la mort.
Vercors-Laury marqua une pause en basculant en arrière sur son fauteuil. Il regarda Adamsberg droit dans les yeux, comme pour dire, maintenant, ouvrez bien vos oreilles, je vais annoncer quelque chose de sensationnel. Adamsberg pensait qu’il n’y aurait rien de ce genre.
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